Voilà à quoi, trois fois par semaine, tu allais t'entraîner. Et après que *** t'eut révélé l'incroyable histoire, tu t'y rendis avec une trépidation supplémentaire et une conscience redoublée. Chaque femme qui t'abordait (car on faisait tourner les partenaires pour varier les poids, les tactiques et les morphologies) pour s'offrir en victime à tes violences ou en perpétratrice, tu la regardais comme une adversaire, une partenaire mais aussi comme la possible inconnue que peut-être un geste un peu plus appuyé ou un peu plus doux trahirait. Il t'advint une conscience aiguë, inédite, du poids des corps, de la proximité des visages, de la pression des mains, des membres, de leur abandon à tes efforts, de leur résistance.
Dans ta quête pour discerner, pour deviner parmi ces corps lequel était habité de désir à ton endroit, il arriva que pour toi tous leurs gestes, mouvements, contacts s'érotisèrent. Tu assaillais tour à tour ces corps successifs avec tendresse, tu t'offrais à leurs entreprises avec curiosité. Tu te rendais à présent aux entraînements comme on se rend à un rendez-vous amoureux. Sensation de légèreté physique, perspective du vertige. Et pourtant, ton soupçon non plus que ton désir diffus ne se fixait jamais sur aucun corps. L'inconnue ne se décelait pas. Ou alors, si tu croyais discerner un signe, aussitôt le doute te saisissait: dans l'état d'exaltation érotique où tu étais jetée, qui te garantissait la validité de tes interprétations? Et puis, si telle avait eu, pour s'emparer de ta tête et te heurter la face contre le tatami, une douceur inouïe, suspendant le geste, retenant fermement et précautionneusement ton crâne avant de lui imprimer la poussée fatale, une autre plus tard, tandis que tu t'appliquerais à peser sur elle de tout le poids de ton corps recouvrant le sien, n'aurait-elle pas, avant de te retourner comme crêpe et de t'asséner en des gestes qui s'arrêtaient précisément suspendus à un centimètre de ton sternum ou de ton pubis, des coups effrayants, n'aurait-elle pas tardé, attendu, laissé durer ton étreinte?
Tu n'as jamais su qui était l'inconnue. Jamais aucune déclaration de son désir ne te fut adressée. Aucun signe certain. Tu lui en sais gré. Le mystère de son identité, la quête des signes, la passion herméneutique qu'il t'inspira firent de ce semestre de self-defense la plus troublante expérience érotique de ta vie. Et d'un érotisme d'autant plus étrange qu'il n'arrivait à se fixer, à s'attacher à aucun corps, mais te liait à tous, et que, flottant, il te conduisait à prêter à chacun une attention intense et infinie. Exercice, ascèse délicate et secrète pour deviner le désir énigmatique de l'autre, et qui enchantait littéralement le corps. Le tien, les vôtres.
[Nuit 2]
Y*
Votre premier entretien t'avait semblé différer de ceux qu'en la même circonstance et pour le même objet tu devais avoir avec tant d'autres.
Tu étais jeune, croyais encore, à l'orée d'une de tes carrières, avoir de l'ambition. Ces carrières que tu ne t'es jamais résolue à faire… Elles se font cahin-caha sans que tu t'attaches à les mener. Certes, tu travailles – à l'université, à l'écriture -, mais la nécessaire sociabilité avec tes pairs, avec les arbitres de tes destinées – universitaires, littéraires – t'ennuyant au-delà de toute mesure, tu l'évites autant qu'il est en ton pouvoir.
Y*, pour sa part, était en voie de devenir ce qu'elle est devenue, et que certains révèrent, craignent, haïssent tout ensemble comme une puissance dans le milieu où se mènent ces fameuses carrières. Tout cela, pour elle comme pour toi, n'était encore qu'à venir. Tu lui trouvais de la force, de la passion à son propos. Elle avait voyagé, vécu ailleurs (ce qui dans vos milieux était l'exception plutôt que la règle).
Vos goûts paraissaient proches; votre attitude à l'égard de vos goûts plus proche encore.
Tu imaginais que ce premier sentiment de proximité, de complicité ne pourrait aller que s'approfondissant avec le temps. Le désir n'était pas loin. Tu pris l'habitude de songer à elle comme à une amie.
L'amitié te paraît aujourd'hui la chose la plus difficile au monde. Tu t'y efforces, et presque toujours doutes de sa réalité. Le désir sert sans doute à cela: par quoi l'on croit donner corps, certitude tangible aux fantômes, aux chimères, et qui les dissipe, imperceptiblement.
Elle, toujours tu l'as connue sujette aux plus étranges liaisons, qui semblent la captiver sans reste… Distante et absorbée tout ensemble…
Elle était alors la maîtresse de *** qui, des années plus tard, te confia au détour d'une conversation que ses craintes quant à son empire sur Y* avaient tourné à l'époque autour de deux rivaux: toi et un autre – ce dernier devenu en effet l'heureux élu dans les affections et la confiance de Y*.
Ce fut comme si *** avait levé, devant tes yeux, un voile.
Tu n'avais jamais vu les choses sous un tel angle, celui de la rivalité, de la conquête, de l'empire. Tu avais même manqué de l'imagination d'une telle perspective. (Savais-tu seulement que cette société dans laquelle tu vivais – parfois – était encore une société de cour? Et que l'Ancien Régime n'avait jamais fini? Qu'il s'était tout simplement multiplié, diffracté et, décentré, occulté, régnait plus souverainement que jamais…) Il aurait fallu que quelqu'un t'en indique la voie, le but. Il aurait fallu que quelqu'un ait eu assez d'empire sur ton imagination pour en guider la carrière. Curieuse aporie… Tu aurais eu besoin d'un abbé Carlos Herrera pour pointer à ton effet l'âpre chemin de l'ambition mondaine et la voie des ordres d'imposture…
Et quand bien même…
Tu lis étrangement la comédie humaine. Sensible, certes, au délice de l'intrigue, à l'imaginaire de la puissance, à la mécanique des rivalités et des rouages par quoi l'on gagne une position, tu échoues pourtant à t'identifier: la mimesis, même avec effort et volonté d'y succomber, ne t'inspire pas les désirs d'un Rastignac. Tu ne peux voir le monde s'agiter sous tes yeux sans reconnaître ici ou là grouiller ces pantins en proie à des passions balzaciennes. La politique, la littérature, l'administration en débordent. Il n'y a pas une carrière sur la place de Paris qui ne sente son lecteur et mime des créatures de la Comédie. Nous avons abondance de jeunes jeunes gens et vieux jeunes gens des deux sexes, ambitieux, naïfs autant que roués, en proie à leur bildungsroman. Pétris (souvent sans le savoir ou alors le sachant trop) du Corteggiano, des instructions apocryphes d'un vieux cardinal baroque. Qu'est-ce donc qui t'aura prévenue d'émuler les héros des intrigues canoniques de cette société? Le texte dit splendeur et misère des courtisanes, les illusions perdues…