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Il en est du désir comme de la douleur – tu l'as appris de ton accident. C'est la surprise qui les rend incontrôlables. Se réveiller de leur absence brutalement, ils emportent tout. Les tenir en lisse demande sang-froid, attention et régularité.

Dissiper, esquiver ou digresser tes désirs, telle est la finalité de cette petite expérience que tu tentes et dont tu espères qu'elle suffira à te mener jusqu'au moment de monter dans l'avion qui te transportera outre-Atlantique sur l'autre bord du désir. Ou pour le dire autrement, toi qui fus longtemps frivole, d'une frivolité que sans doute les récits que tu entends dévider chaque jour de ce mois de juillet 2000 risquent d'illustrer assez, toi donc qui fus longtemps frivole, et dont la pente naturelle (c'est-à-dire certainement humaine, et aggravée de toute la surestimation française de cet art d'être volage qui confond la grâce et la légèreté, les plaisirs de chair et ceux de vanité) est loin d'être aplanie, t'es délibérée depuis certain temps déjà de ne plus vivre dans la sujétion de désirs désordonnés.

Car la vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits et coucher avec des femmes qu'on n'aime pas.

B*

Mémoire du corps: son inscription dans un espace, son ancrage dans une lumière.

Assise, jambes étendues devant toi, dans un de ces fauteuils que Balthus fit recouvrir des housses de toile à volants qui hantent ses tableaux, dans l'orbe de lumière d'un de ces lampadaires rouillés dessinés par le même Balthus, la bouteille de cognac calée sur ton ventre. A ta droite, ta table de travail au plateau de verre surchargé de papiers, de livres, de deux ordinateurs. A ta gauche, la table du dîner (une planche posée sur deux massifs tréteaux tirés d'un atelier d'artiste), non encore débarrassée. Derrière toi, le mur blanchi à la chaux et son rebord maçonné qui sert d'étagère à d'autres livres encore. Devant toi, la diagonale que trace contre le mur la montée de l'escalier qui mène à la mezzanine où est ton lit. Tu débouches parfois la bouteille de cognac pour en remplir ton verre et tu médites.

Tout à l'heure, tu as raccompagné tes invités. Qui étaient-ils? Tu n'as souvenir que de *** (qui était ta maîtresse, et de tous tes dîners) et B*, venue donner une conférence en ce palais romain où tu passes tes nuits à lire, à te promener dans les jardins, à jouer seule au billard dans le bar désert des pensionnaires.

Du dîner non plus, nul exact souvenir. Sans doute tes nourritures romaines coutumières, dont tu ne t'es jamais lassée: prosciutto fondant et parfumé, mozzarella di buffala, figues, tomates, dattes fraîches, scamorza affumicata, pasta nappée de panna convenablement assaisonnée. On avait, quel qu'ait pu être le menu exact, terminé au cognac dont tu avais toujours à portée de main sur ton bureau une belle et bonne bouteille.

Après quoi, l'on sortit en troupe dans les jardins, marcha dans la grande allée de gravier crissant sous les pas. Au pied de la vasque d'Hermès, on abandonna B*. Tu en avais éprouvé un regret, comme un tourment physique, et sans solution possible en si nombreuse compagnie. Tu lui proposas juste (on mettrait cela sur le compte de l'hospitalité due à nos hôtes de passage) de partager, après le dîner de ce soir, ton petit déjeuner du lendemain, lui promettant des pancakes (dans ton frigo, un jerrican de sirop d'érable rapporté à ton dernier retour de N.Y.). Elle n'était peut-être pas lassée encore de votre conversation qui durait depuis la fin de sa conférence. Elle s'en était allée dans l'ombre de la loggia rejoindre l'une des chambres où l'Académie héberge, le temps de leur séjour, ses invités, conférenciers, anciens pensionnaires en pèlerinage.

Tu avais raccompagné *** jusque chez elle et t'en revins par l'allée des orangers jusqu'à ta maison isolée au milieu des jardins, non sans jeter au passage de la grande cour aux trois fontaines sur laquelle donnent le corps principal de la villa et son aile, un coup d'œil aux vitres des chambres de la passerelle, comptant les fenêtres et t'assurant que celle de la chambre de B * clairait encore. Elle s'était plainte de ce que l'insomnie lui était un tourment coutumier.

Quittant l'allée de gravier, tu te glissas pour rentrer chez toi entre un terme antique au visage dévasté et la haie de buis qui délimite ton carré de jardin.

Assise dans ton tableau de Balthus, tu contemplais à présent cet autre tableau, intérieur, de tes perplexités, de ton trouble. Car il t'avait semblé depuis cette conférence que tu étais allée écouter, qu'entre B* et toi, un charme imprévu agissait. Certes, vous vous étiez découvert au fil de la conversation qui avait suivi, des affinités intellectuelles, des antécédents communs, la fréquentation de certaines écoles, de certaines lectures. Rien ne te séduit plus chez une femme – cela tu le savais depuis longtemps, mais la surprise en est à chaque fois aussi troublante – que certaines formes aiguës de l'intelligence, une manière de mettre cette intelligence en jeu, une liberté de mouvement dans le discours, un oubli de soi à la poursuite d'un plaisir de penser, de comprendre. Tu te jettes à corps perdu dans les jeux de langage auxquels elle t'entraîne.

Mais que percevais-tu d'elle et qui te séduisait au point de te troubler? Le contraste de son corps frêle, fin, frileux et d'une acuité mentale suraiguë. Quelque chose de limpide dans la voix, qui jaillissait, claire, vive, du corps. Un penchant quasi sensuel à l'analyse.

Qu'imaginais-tu? Poursuivre le jeu qu'à peine vous aviez eu le temps d'engager.

Emportant avec toi la bouteille de cognac, retraverser les jardins, gravir l'escalier menant jusqu'à la vertigineuse passerelle accrochée au-dessus du vide et qui dessert les chambres 16 à 24. Frapper à la porte de la chambre de B*, t'annoncer, exhiber la divine bouteille et proposer un verre pour la nuit. Craignais-tu qu'elle te le refuse? Tu n'en faisais pas un point d'honneur. La difficulté de ton imagination était autre. Car si l'on agréait ton offre, qu'en devais-tu déduire? Et comment, de là, procéder? Tu conjecturais la disposition des meubles dans la pièce, tu inventais les gestes et les signes par lesquels B* te convierait ou ne te convierait pas, à demeurer, à parler, à t'en aller, à gravir la diagonale des marches qui mènent à la mezzanine. Tous les signes paraissent en imagination d'une terrassante ambiguïté, quand bien même tu sais qu'en réalité si rarement ils le sont, et que le sens que l'on partage est d'une évidence qui parfois foudroie. Mais si la tentation n'est point partagée, alors, la menace de voir se dissoudre le charme de cette complicité, de cette harmonique du sens qui t'aura fait la désirer d'abord… L'attraction que tu avais ressentie à son endroit était-elle réciproque? Sans doute le charme avait-il été réciproque. Mais ce charme précis avait-il pour elle les mêmes conséquences qu'il entraînait dans ta constitution? C'était sans doute aucun une femme qui aimait séduire, qui avait des amants, que l'on ne pouvait aucunement imaginer prude, non plus qu'intolérante de la variété des désirs. Mais en aurait-elle seulement le goût? Et si, par usage ou par exception, elle devait l'avoir, dans quoi t'engageais-tu? Ta vie n'était-elle pas assez compliquée déjà? Jusqu'où croyais-tu souhaitable de pousser la polygamie? Ton amante à N.Y., tu avais une maîtresse à Paris, une autre en ce palais. Et leurs soupçons et leur jalousie te rompaient la tête et te plombaient la conscience… T'en fallait-il une quatrième? Bah, ce pourrait n'être qu'une aventure délicieuse et parfaitement brève. Une nuit, simple et sans complication. Tu y revenais, tu l'esquissais, cette nuit virtuelle avec B*, et il te semblait que tu aurais à son corps le même délice qu'à sa parole, qu'elle aurait au jeu de l'amour la même souplesse et fermeté qu'au jeu du langage et de la pensée, que le corps à corps aurait même vigueur sensuelle, même inventive vitalité. Il te venait un vertige à l'imaginer et tu épuisais le temps à conjurer ce vertige. Il te vint ensuite à l'esprit que tu n'imaginais, ne te laissais aller à tant d'imagination que pour différer si longtemps le moment que cette différance laisserait enfin la victoire à tes scrupules ou à tes incertitudes, sans que tu y aies clairement accédé ou tenté seulement de leur livrer bataille. Croyant décider, tu te levas de ton fauteuil et marchas, la bouteille de cognac à la main, de long en large, d'un mur à l'autre, de l'horizon de livres à la diagonale de l'escalier, et retour. Tu imaginais trop. Bientôt, à force d'imagination et de méditation, l'heure serait passée d'agir et de tenter.