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Il était l'heure de se quitter. Tu étais partie bien des fois déjà, et bien des fois elle t'avait accompagnée jusqu'à cet aéroport ou un autre, mais cela avait eu lieu avant. Avant l'imposition de ce stigmate sur son corps.

Au bord de l'escalier, tu te souviens t'être arrêtée et l'avoir retenue pour lui dire que tout ceci pourrait être une histoire dans un roman que se racontent deux amantes au moment du départ, dans un aéroport, à la croisée des chemins, aux portes d'une ville, au pont-levis d'un château, quelque part, pour tromper leur douleur. Dans le roman, dis-tu, elles se seraient quittées au haut d'une volée de marches, l'avion s'écraserait, se perdrait au-dessus de l'océan, amerrissage sans amers… Et elle, se remémorerait-elle, se serait-elle remémoré, la fiction que tu lui aurais racontée, de l'amante et de la trace que lui fit répudier le remords, chiffre secret et posthume du plaisir?

[Nuit 12]

POST SCRIPTUM

Et bien entendu, infoutue tu fus de respecter les règles que tu t'étais prescrites à l'origine de ce projet. Ce n'est plus même clinamen, c'est déflexion maximale…

Te croyais-tu vraiment capable de mener ce que l'on appelle une vie régulière et te plier à une dactylographie métronomique, aux heures sobres du matin? Tant que tu ne t'es pas laissée aller à ta pente qui est depuis toujours d'écrire la nuit, ton projet demeura aux limbes. Il serait honnête sans doute (quoique insignifiant) d'en corriger le titre pour Pas une nuit. Ce serait violer toutefois à son tour la règle par laquelle tu t'interdis repentirs et ratures, et faire que ce qui fut écrit soit désécrit. Ainsi va-t-on, d'une transgression l'autre, jusqu'à temps qu'on a éviscéré le corps complet des lois…

Quant à écrire chaque jour ou même chaque nuit, belle espérance… De ton vice cardinal, la procrastination, comptais-tu te corriger si aisément? Il n'avait pas fallu une semaine avant de te lasser toi-même. A chaque jour suffirait sa femme? Non point. Il y a tant de livres que tu n'as pas lus encore et que tu convoites de feuilleter… L'écriture et les femmes attendraient bien encore un peu… Chateaubriand te tenait éveillée jusqu'à point d'heure, et les matins que tu avais dédiés à ton devoir d'écriture te trouvaient au lit avec un homme mort il y a plus de cent ans. Tu aurais dû te livrer à des orgies d'écriture pour rattraper le temps perdu à te coucher si tard que tu peux de bonne foi assurer n'avoir jamais cessé de te coucher de bonne heure. Il t'aurait fallu mettre les bouchées doubles et feindre plusieurs nuits en une seule. Tu t'y es bien essayée, mais ça n'a pas duré non plus… Tu n'es sans doute plus assez volage pour de telles débauches. Ce que c'est que la faiblesse humaine…

Mieux: tu as abandonné des mois durant ton projet. L'incertitude le disputait à l'acedia. Le péril était passé. Ces écritures, inachevées pour avoir tardé à remplir leur objet, te revenaient bien parfois en mémoire. A quoi bon les poursuivre? Certaines nuits, tu t'attelais, incertaine de devoir en remplir le programme, au pensum. Ce qui aurait dû faire l'emploi d'un mois de ta vie disséminait sur plus d'une année.

Et quant à faire des phrases simples… Vœu pieux. Même en parlant, tu n'y arrives pas. Tu effleures une idée et hop! ne peux te retenir d'embrasser d'un coup d'œil un vaste paysage de détours et de reliefs que ta phrase ne pourra se refuser au plaisir d'étreindre tout entier, enfilant ses perspectives ou sinuant selon ses méandres.

Pour combler la mesure de ton peu de foi, par-delà les promesses (mais étaient-ce des promesses que faisait cet ante scriptum? des prédictions, des annonces, des engagements? et qui engageaient-elles? à les rompre, que commettais-tu? une imposture, un crime, une escroquerie?) que tu n'as pas tenues, les contraintes que tu as détournées, les contrats (soumis à quelle juridiction? passés avec qui? toi-même? un lecteur qui ne dit mot et n'est pas même personne, au plus signe de personne, et certes moins qu'une signature? quid de son consentement? on l'aura réputé tacite… c'est une fiction quasi juridique que ces contrats d'écriture et de lecture, et qui fonde nos usages des discours les plus sérieux…) que tu as rompus unilatéralement, que dire des clauses que tu as tenues secrètes?

Celle-ci en particulier, qui devrait suffire à faire vaciller l'édifice entier: dans la série de ces nuits, il y en a une, au moins une, qui est une fiction. Et tu ne diras pas laquelle.

Cherchez la fiction.

C'est un tour dont tu te délectais par avance. Car si l'un de ces exercices de mémoire est feint, et qu'on ne sache lequel, comment les lire dès lors? De chacun, le statut et l'interprétation sont suspendus indéfiniment, et de leur série entière, l'abord incertain. Comment les (re)lirez-vous dès lors, lectrice? Comme fable ou comme histoire? Et quel enseignement sur la nature des désirs ici évoqués?

Mais c'est un tour dont la délibération n'a pas été sans t'obliger à quelque réflexion. Comment construirais-tu une telle fiction?

Te suffirait-il de relire et examiner les séquences d'authentique remémoration pour en discerner les tours et pouvoir ainsi mimer la forme et le mouvement? Vieux procédé d'accréditation. Ne risquais-tu pas de te trahir alors par une familiarité trop accusée? Il se pouvait que le résultat de ce mimétisme prît l'aspect d'un quasi-pastiche. Il se pouvait aussi que cette section risquât de ressembler à chacune des autres – qui entre elles ne se ressembleraient pas toutes – par quelque trait de famille.