Tu pouvais aussi incliner à la chimère et recoller des fragments de souvenirs d'origines différentes. Donner à ta créature le désir de l'une, le corps d'une autre, la voix d'une troisième encore. Mélangeant les lieux, les temps, superposant les visages, détournant les qualités et les vices. Lissant le tout, raccord après raccord, pour fagoter ton tissu de fable sans l'apparence d'une solution de continuité.
Tu pouvais encore, puisque ta mémoire est tout autant des figures de ta culture et de tes lectures, plutôt que dans le cours de l'écrire laisser venir à toi et se révéler l'emblème qui donne la clé (au sens non des serrures mais des portées musicales) de tel ou tel exercice de mémoire, tu pouvais encore élire parmi les lieux communs de la rhétorique du désir, une figure, et à elle seule confier le soin de déterminer le cours et la substance de ton récit. Après quoi, tout se résume à l'invention des qualités accidentelles dont draper cette trouvaille. On s'en remet alors à quelque combinaison soigneusement dosée de méthode et de hasard. De méthode, car le hasard ne se rencontre pour ainsi dire jamais pur dans le récit. La difficulté qu'il y a à en produire excède les forces de l'esprit humain: il y faut des machines. L'animal exsude du sens, de la détermination comme il pisse, comme il parle, comme il respire. Rythme irrépressible… Comme on tombe facilement en cadence… De hasard, car une méthode se décèle par trop de cohérence, trop de saturation et l'excès de signification laisse le soupçon de la préméditation dont il faut se garder si sur sa naïveté l'on veut être cru et exonéré.
Mais sait-on vraiment, de l'invraisemblable coïncidence ou de l'implacable consistance, ce qui signe ou la fiction ou le récit?
La prudence voulait, quoi qu'il en soit, que de ces diverses méthodes d'engendrer de la fiction, on mêlât les moyens et les stratégies: l'impur serait ton principe.
Restait, le cycle de ces exercices à peu près mené à bout (demeurant bien en deçà certes de ce que tu t'étais fixé, de ces trente jours ou nuits, car vraiment, quand une fois la raison qui t'avait déterminée à ce terme fut devenue caduque, qu'importait que des nuits il y en eût eu trente ou treize ou vingt et une? puisqu'il s'était agi d'aller à l'encontre de ton idéal de littérature, de ton ambition esthétique de l'œuvre intégralement calculée, pourquoi ne pas se laisser mener par son plaisir, ou son absence de plaisir, à continuer, à reprendre, à avancer…), restait la question la plus délicate à délibérer: que faire de ce petit tas de phrases? Etait-il bien raisonnable d'envisager les publier?
Ne risquais-tu pas, quelles que fussent tes précautions, si tu publiais ces exercices, de blesser telle ou telle qui se reconnaîtrait – à tort ou à raison – sous telle initiale?
N'avais-tu pas pris soin que l'abstraction de tes récits fût telle qu'elle interdît l'identification certaine de leurs sujets? Tu as même poussé la précaution jusqu'à crypter les initiales qui les désignent. Cela était simple: replacés dans l'ordre chronologique de leur événement dans ta vie, ces souvenirs t'offraient une suite de lettres à laquelle tu as appliqué un chiffre très classique. (Ainsi, leur référence, si elle est couverte par le secret, n'en est pas moins objective. Chiffrer n'est point, en premier ressort, feindre; bien au contraire, l'application du chiffre n'est-elle pas destinée stratégiquement à assurer l'authenticité – autant que le secret – du message?) Ensuite, la clause par laquelle tu jetais la suspicion fictionnelle sur chacun des récits, ne scelle-t-elle pas l'indétermination de tous? Enfin, si telle ou telle, formellement se reconnaissait sous l'une ou l'autre initiale et en ce miroir d'encre ne se trouvait pas flattée, n'aurait-elle pas à se blâmer elle-même d'avoir eu la curiosité de lire un livre, publié sous ton nom, où elle savait risquer se rencontrer? Accusera-t-elle le livre ou son désir de s'y voir figurée et retrouver, même mise à nu, même prévenue… Et à celles qui pourraient te reprocher le souvenir que tu as gardé d'elles, tu répondras que ce souvenir tient à toi et à elles tout autant: que ne t'en ont-elles laissé de meilleurs? Mais cela est fort hypothétique. Il ne te semble pas avoir beaucoup maltraité les personnages de tes souvenirs. Et celles que tu auras maltraitées, qui pourra dire qu'elles ne le méritaient pas…
[P.P.S.: Une de mes proches lectrices m'a fait cette remarque: quid de celles qui ne se retrouveront pas dans ces nuits? L'omission ne risque-t-elle pas de blesser, elle aussi? Ma seule excuse en ce cas – s'il devait s'avérer – serait d'invoquer ma paresse, son vagabondage désordonné par les traverses de ma mémoire.]
Ne blessais-tu pas, par ailleurs, ta propre pudeur et, par extension, celle de tes proches (la pudeur est-elle jamais chose individuelle?) à raconter ces choses qu'avec raison la morale ordonnait (car, au rebours, les mœurs de ce temps nous enjoignent inlassablement le dévoilement; ruse de la morale, plus subtile encore que celle de la raison, que de prendre les traits de sa subversion, comme en une époque antérieure il lui était arrivé feindre de réprouver ce qu'elle appelait furtivement au jour) que l'on cache ou que du moins l'on ne publie pas?
La parade est simple. Tu n'oublieras pas de recommander à ceux qui t'aiment de ne point jeter les yeux sur ce livre. C'est un livre que tu ne destines qu'à tes adversaires, ou encore aux inconnues. Et si l'un ou l'autre de tes proches venait à te faire grief de cette manière que l'on ne te connaissait pas encore, tu leur rappelleras combien souvent ils t'ont fait remarquer que l'époque et les lecteurs exigent pour leur divertissement moins de philosophie et plus de boudoir que tu n'en mets généralement dans tes ouvrages, et jamais n'ont manqué de te recommander pour ton succès (objet de leur légitime ambition) de suivre le goût du temps, quand bien même il serait corrompu. Ce que dans la mesure de tes talents et de tes penchants (à la contradiction surtout…), tu as tenté d'accomplir.
Ne risquais-tu pas ensuite, entendant pourtant t'écarter des mœurs de ton temps et de son idolâtrie du désir, de te voir assimilée à ce même culte? Que par l'effet du malentendu – soigneusement institué et entretenu, te semble-t-il – qui régit aujourd'hui si grotesquement toute publication, l'on t'agrège au troupeau de tes contemporains dévots?
Certes, parce que l'objet de ton livre est d'écriture anciennement dite intime et qu'elle s'applique à la dissection du désir, quel critique scrupuleux hésitera à te ranger dans le même sac que la débauche de plumitifs voués à faire boutique leur cul? Mais est-ce parce que les idolâtres, les fétichistes, les pornographes occupent le terrain, y bâtissent chapelles, totems et bordels, qu'il faudrait leur abandonner l'étendue entière du discours sur le désir? Est-ce parce que tant de tes contemporains s'en sont emparés et l'occupent que tu devrais, crainte d'être surprise en si vulgaire compagnie, en si mauvais quartier, soigneusement t'abstenir de le traverser, et céder ainsi à cette forme radicale, spectaculaire et outre-moderne de censure? (Mais peut-être ont-ils déjà fini d'exproprier et de bétonner l'espace entier du désir… intégralement distribué en lotissements publics, dévoré par les HLM, cages à lapins et hypermarchés de la libido… Cette manie de filer les métaphores…)