Mais voulais-tu tenter?
Tu sortis dans le jardin, évitant l'allée centrale, prenant les chemins de terre, les chemins les plus obscurs, les plus étouffés de silence et d'ombre épaisse. Quand on y marche la nuit, on sent sur son visage une sorte de voile impalpable parfois venir se déposer: toiles que tissent d'une haie de buis à l'autre les araignées durant la nuit, et qu'on emporte en passant, et qui collent à la peau et dont on ne sait se défaire car si ténues, imperceptibles. Obstacles invisibles, démoniaquement audacieux de force, d'art et de patience, si fragiles cependant contre la grossièreté d'un corps qui passe, en proie au désir, ou qui erre, en proie à l'incertitude.
[Nuit 1]
C*
C'est une boîte de nuit lointaine. On ne s'y entend qu'à peine. Il faut se hurler à l'oreille. Tu ne hurlais d'ailleurs pas. Tu te taisais. Laissais les autres autour de la table où vous étiez assis, s'époumoner, se tympaniser. Depuis une heure que vous étiez là, ta détresse allait s'approfondissant. Ton exaspération peut-être. Mais comment discerner la détresse de l'exaspération, de la mélancolie?
Assise à côté de C*, tu ne la regardais pas. Sentais simplement la présence de son corps à ta gauche. Son parfum parfois, par vagues.
Tu t'acharnais à mesurer minute par minute l'emprise progressive d'un désir exaspérément physique dont tu te disais minute après minute qu'il est insoutenable déjà, t'étonnant qu'il puisse continuer de croître de minute en minute et qu'il ait pour effet paradoxal de te clouer là dans une paralysie quasi complète. Tu n'avais, tu n'as pas souvenir d'en avoir jamais ressenti d'aussi tyrannique. Tu en mesurais la progression ascendante. Ton corps s'était scindé en deux: un corps abstrait, imperceptible, doublant un autre, celui-ci tendu, blindé, exacerbé, paradoxe de pétrification et de pulsation. Incapable d'en détourner ta pensée, tant cet autre corps t'envahissait, tu assistais, impuissante, immobile, à ta propre colonisation par un désir inexplicable et obscène que ta volonté échoue à réduire, à circonscrire, à purger.
C'est contre toi, contre ton meilleur jugement que montait la vague de ce désir inhumain. Une nuit avec C* n'entrait nullement dans tes intentions. Ne t'étais-tu pas déjà refusée une fois à ses avances? Car C* ne te plaisait tout simplement pas. Parfois même tu avais éprouvé pour son corps de la répulsion.
Mais, désir comme répulsion, sans pourquoi et ne se pouvant expliquer. Et moins encore, que la répulsion ne raturât pas le désir.
Comment peux-tu éprouver un désir si immédiat, si ravageur pour une femme qui ne te plaît même pas? Une femme qui n'est d'aucun de tes genres… Voilà ta détresse.
Tu t'appliquais maintenant à la regarder, à la détailler, recensant tous les motifs de débander. Tu te disais que sa bouche ne te plaisait pas, que son visage n'avait pas la finesse que tu apprécies, que son corps, s'il est souple, n'avait pas la délicatesse naïve ou la grâce énergique qui d'habitude t'excite, qu'à ses manières, ses gestes manquaient la netteté, la discrétion qui te séduisent.
Tu lui cherchais des défauts, inventoriais les adjectifs qui pourraient avoir raison de ton désir. Mais ce foutu désir demeurait rétif à toutes tes grossièretés, à tes calomnies même.
Voilà ta mélancolie: ce désir n'était pas de toi. Ce désir se fout de toi. Opiniâtre, aveugle, sourd, brutal, il est sans issue. C'était un désir à ton corps défendant, et ton corps lui-même, le traître qui déjouait sa défense.
Alors, le divertir? Tu avais commencé par cultiver l'espoir que C* n'en fût que l'objet d'accident, non la source. Et même alors, encore substituable. Tu avais cherché autour de toi des femmes à portée de regard. Te demandant, de toutes celles-là, laquelle aurait quelque chance de te plaire. Aucune. Alors au hasard, n'importe laquelle. Ensuite, commencer à songer à elle, t'appliquer à cette tâche, rapprocher l'inconnue du centre de gravité du désir qui t'occupe. Que son image tombe dans son champ. Mais non, rien. Pas le moindre mouvement d'attraction. Le regard et la chair n'appartiennent, semble-t-il, pas au même corps: l'image de l'inconnue et la pulsation du désir, chacune au foyer de galaxies, d'univers parallèles.
Danser? Mais la danse ne ferait qu'aggraver cette section de toi qui vit sa vie propre. Toute la pesanteur et la tension du désir s'est concentrée en une lame de mercure qui ne cesse de marteler de son sourd ressac ton plexus.
Il te paraissait impossible que, si proche de toi, ne serait-ce qu'à te frôler, C* ne sentît pas cet étrange état de ton corps, qu'elle ne le reconnaisse pas.
D'où avait pu te venir surprendre ce désir? Une longue conversation l'après-midi passée, assises sur un quai, une jetée où l'eau venait battre contre. Quelque chose dans ses paroles qui t'aurait attendrie, une vulnérabilité découverte… Une manière de se confier à toi, rompant avec l'impériosité précédente de ses requêtes, sa brusquerie sentimentale… Comme si elle abandonnait enfin quelque chose à ta merci, à ta discrétion.