Une conversation nocturne, la veille; un verre de whisky partagé sur une terrasse qui domine la ville; le calme de la nuit, la légèreté de l'air, les nappes de lumière vacillante tout alentour, la complicité procurée par les longs silences, la solitude, l'altitude, l'horizon reculé?
Une danse, la veille encore, dans cette même boîte de nuit où, comme on se trouvait en territoire ennemi, il fallait mesurer ses gestes, prendre garde à ne se permettre contact que furtif, et pourtant, à la distance que vous conserviez, une étrange attraction se tissait, comme si d'invisibles fils ou forces liaient vos deux corps, et sans même vous regarder, les mouvements de l'autre devenaient sensibles, toutes les feintes pour l'égarer déjouées, son corps comme prévenu ou prescient du rythme du tien…
Une lecture que vous aviez faite ensemble et où il t'avait semblé qu'en toi elle s'aventurait et qu'en elle elle s'offrait à te laisser pénétrer. Dans les phrases, dans le souffle qui porte les phrases, dans la voix qui profère les mots qu'avait-elle glissé, quel charme…
Une marche par une après-midi de soleil impitoyable dans les rues de la vieille ville? La cadence de vos pas sur le sol poussiéreux? L'errance, la déambulation, la voix?
Après la boîte de nuit, il y aura à nouveau la marche dans les rues, la terrasse, le dernier whisky peut-être. Comment y résisteras-tu? Toi qui, par le passé, n'as pas même su résister à de bien plus légères incitations de tes sens désordonnés. N'attendant parfois pas même la certitude de ceux-ci pour te précipiter à l'invitation la plus discrète… Comme on aime à s'exagérer l'empire du désir. Si résistible, si souvent. Combien de fois avons-nous vraiment, sauvagement, impérativement désiré quelque corps? Considérez cette question, lectrice, oubliez vos effusions de cœur, vos effervescences de tête, vos effloraisons de vanité: combien de fois le désir jusqu'à foudroyer la moelle?
C'est un ensorcellement, un envoûtement. Ou plutôt sans doute auras-tu surestimé la force tant de ta raison que de ta volonté. Tu te crois maîtresse de tes désirs; tu te crois libre d'y succomber ou pas; libre même de les délibérer. Foutaise qui se solde immanquablement en fouteries.
A ce jour encore, tu ne sais comment, par quelle voie – sûre, subreptice et pourtant certainement évidente – C* a réussi à te donner d'elle ce désir brutal et triste qui, après t'avoir terrassée comme par surprise, te parut encore une pure énigme, et comme une monstruosité inouïe, et jamais éprouvé à nouveau depuis. Tu la revois, voix, visage, pas, parfum, errance, corps où se purger du désir insoutenable, où l'éteindre, seule issue au vertige.
C* avait cet art des femmes séductrices: l'intuition quasi infaillible de la faille par où dans l'autre le désir s'insinuera. Qu'avait-elle donc compris de toi, saisi de toi qui lui a donné un soir un tel empire sur tes sens? Qu'est-ce que son désir a donc diaboliquement discerné de fracture dans l'ordonnancement de tes résistances et de tes pulsions pour si subtilement venir y verser le philtre qui dissout distance, répulsion, défiance, ironie, possession de soi?
Comment, d'où savent-elles?
Et quel Tristan fais-tu, mélancolique et envoûtée, dérivant sur ces vagues de parfum chypré qui te viennent aux narines, aux lèvres, triomphant de l'épaisse et lourde brume de fumée où vous étiez noyées?
Il faut savoir lui reconnaître sa victoire. Tu te penches à son oreille et, dans le tangage des basses, le claquement des percussions, les lames de reverb électronique, tu admets à voix basse ta défaite. A quoi servirait de la crier quand elle la sait déjà – et depuis longtemps sans doute?
[Nuit 10]
D*
Voici une aventure que longtemps tu aurais voulu pouvoir oublier, faire qu'elle n'ait pas eu lieu. Une histoire dont tu t'es dit, chaque fois qu'elle te revenait en mémoire, que tu aurais dû avoir l'intelligence – ou l'humilité – de te l'épargner.
Tu n'es pas certaine que l'examen que tu entreprends cette nuit des souvenirs que t'a laissés D* ne te jettera pas dans une irritation à la vision rétrospective de ta propre imbécillité suffisamment intense pour te faire renoncer à ton projet.
Pourquoi donc choisir de t'y livrer? Tu en as bien assez d'autres et de plus agréables, ou de plus intéressants, à envisager. La matière ne te manque pas. Tu as à tenir un contrat de trente nuits et non pas de mille et une ou de mil e tre (Shéhérazade ou Leporello de soi-même? Qui prétendra arrêter leur différence?), qui te forceraient il est vrai à aller exhumer les plus infimes, les plus lointains, les plus insignifiants, les plus passagers tressaillements.
Un peu de courage, te dis-tu mentalement à toi-même, et forçant tes doigts à transcrire cela qui paraît maintenant à l'écran. Un peu de courage, ce ne sont que cinq mauvaises heures à passer. Tu te sentiras peut-être mieux à l'issue de cette opération. Si, au moins, tu pouvais disposer d'une petite anesthésie locale. Mais ce n'est pas la douleur que tu crains, c'est le dégoût de la bile et des humeurs qui ont corrompu ces choses de la chair. Que te faut-il? Un verre de cognac? Tu te l'accordes.
Tu l'écris.
Tu le verses.
Considérons à présent calmement la question.
Tout avait commencé assez simplement, à l'occasion de tes quelques séjours en ville alors que tu vivais au loin. Séjours tout occupés de mondanités de-ci de-là, de visites en quelques lieux où tu menais sans grande conviction tes «carrières» diverses. Des semblants de carrières, des imitations plus ou moins réussies de carrières. Tu faisais signe à chacun de tes passages aux divers cercles de ta vie, une vie d'une grande dispersion tu l'avoues. Et à laquelle tu ne te rends que par à-coups, quand tu te réveilles (ou quand on te réveille, souvent brutalement) de ton absorption dans l'autre face, obscure, méditative, de la vie (celle qui a ta délictueuse prédilection). Tu as tendance à t'absenter du monde, du monde réel, du monde dans lequel il paraît que l'on vit. Ta manie déambulatoire, la fatalité du mouvement, tes départs, tes séjours ailleurs, tes éloignements n'en sont que la traduction paradoxale. Non que tu aimes voyager. Tu n'as pas le goût des voyages; tu maudis tout ce qui t'oblige à sortir de chez toi. Et pourtant, tu as la sensation d'avoir passé ces quinze dernières années de ta vie dans les aéroports, dans les gares, sur les routes. Lorsque tu calcules pour remplir chaque année tes diverses déclarations d'impôts…
(Car un des résultats de ta dispersion dans l'espace et de tes transhumances est d'avoir multiplié pour toi les complications de la vie matérielle et ses plaies: les déclarations d'impôts, les comptes en banque, les résidences, cotisations aux régimes de retraite, les permis, autorisations, abonnements, pièces d'identité de toutes sortes… C'est une avalanche monstrueuse et contradictoire de papier, de traces, de formulaires, d'assignations et d'assujettissements qui te poursuit et enfle chaque année sans que tu puisses enrayer son déferlement. Et tu te dis et redis à chaque nouveau courrier, chaque nouvelle pile d'affaires courantes à traiter et que tu laisses, périlleusement, en souffrance – car les bras t'en tombent, tu remets à après-demain le paiement des factures, l'encaissement des chèques, les réponses aux invitations, requêtes, propositions, injonctions, obligations… tu oblomoves à mort… -, tu te dis qu'il faudrait que tu te simplifies l'existence, que tu n'y puis tenir. Tu rêves d'une vie spartiate, réduite drastiquement, impitoyablement, au strict minimum social, légal et matérieclass="underline" tu l'exagères même jusqu'au presque rien. Une pièce, n'importe où. Ni téléphone, ni électricité, ni ordinateur. Un futon, une planche sur deux blocs, un stylo, un cahier, une bibliothèque non loin. Tu te nourrirais de pain, de fruits, de légumes crus, de viande crue s'il le faut (parviendras-tu à renoncer à la cafetière? et au réchaud qui l'accompagne nécessairement?). Mais voilà le paradoxe: c'est qu'en fuyant devant l'envahissement de la vie matérielle, multipliant les exils, les séjours où tu te réjouissais de faire le vide, de larguer tout, tu te retrouves à multiplier les sujétions… Tu achètes – car tu ne saurais résister au désir d'un volume qui te promet des transports de pensée ou d'imagination – des livres que tu ne te résous jamais à abandonner derrière toi (pourquoi te faut-il garder la trace de tes transports? pour les pouvoir réitérer?), tu te lestes de leur poids, et le désir du transport s'achève en malédiction de la possession et de l'accumulation des signes, des objets. Tu as fait franchir l'Atlantique dans les deux sens à des milliers de volumes; tu t'y es courbatu les reins, rompu les bras. Tu dissémines le fric que tu oublies de dépenser sur de multiples comptes, car tu n'as de désirs que pour des livres, pour des fuites que tu achètes à coups de billets d'avion. Et tu pars, emportant deux teeshirts, deux chemises, deux pantalons, deux caleçons, parfois même rien, ton cartable. Et six mois après, parce que faire la lessive t'est une corvée à laquelle tu ne te résignes qu'en désespoir de cause, tu te retrouves, tu reviens lestée d'une garde-robe complète, uniforme (tu n'as pas de goûts de luxe ni de mode) et increvable (car tu ne tiens qu'au solide, à la bonne qualité, à ce qui saura résister au rigoureux régime de tes usages… le léger, l'éphémère te paraît un gaspillage immoral… si tu ne peux compter que ces chaussures, ce blouson de cuir te dureront des lustres, à quoi bon?) qui remplit tes tiroirs, bourre ton buffet trois corps, fait ployer ta penderie, jonche tes parquets, dévore l'espace et fait de tes pas une course d'obstacles. Et c'est miracle si ta mère te rendant visite en ton exil (car elle, adore voyager, et a grand souci de confort domestique), ne t'aura pas acheté avec amour l'indispensable batterie de cuisine et ce strict minimum en termes de torchons, d'assiettes, de verres et de couverts sans quoi on vit, pense-t-elle, comme un animal. Quitte à te charger comme un âne à l'heure du déménagement… (Car comment jeter ce qui te vient de ta mère? Ce serait crime d'ingratitude et d'indifférence… Pas plus que les livres que tu achètes, tu ne peux te résoudre à jeter ce qui te vient de ta mère. Fatale fidélité.) Bien heureuse aussi, si elle n'a pas, profitant de ton absence, subrepticement déposé dans tes placards de cuisine une part précieusement conservée de l'héritage qu'elle te destine et dont elle te charge et te comble pour ainsi dire en avance d'hoirie: un lot de petites cuillères dont elle te précisera bien qu'elles viennent en droite ligne de telle arrière-grand-mère (et dieu sait si ces pauvres gens en ont sué et bavé pour constituer de tels legs – rien que d'y penser, tu en as mal…), un fragment du trousseau de ton père, tant torchons que serviettes brodés à ses initiales par les religieuses du couvent de la vieille ville transfrontalière, et dont il n'a pas l'usage (tu ne savais pas qu'on constituait aux hommes un trousseau; il y a là un mystère à élucider; tu cours à la librairie passer les rayons anthropologie, histoire et sociologie au crible; tu découvres un champ inouï de recherches, de questions, de spéculations; tu te documentes, tu te passionnes, tu passes une semaine dans ton lit dans tes draps brodés aux initiales de quelque ancêtre – s'ils ne durent pas un siècle, à quoi bon? – à lire des volumes; ton lit en déborde… tu déménages sur le divan du salon…), et puis, ô surprise, la première pièce d'un service de porcelaine qu'elle a décidé de t'offrir en cadeau d'anniversaire (car des livres, tu en as bien assez, trouve-t-elle…) ou encore une petite douzaine de verres à cognac en cristal pour quand tu as des invités… Des invités? Misère! Dans quel état de délire enthousiaste étais-tu lorsque tu as lancé cette invitation? Il faut d'urgence mettre de l'ordre en ce bordel où tu tiens ton état de procrastination chronique… Tu passes une nuit à tracer le plan d'une bibliothèque supplémentaire où loger l'excès, tu te désoles de ne pas disposer sur place d'un atelier où exécuter cet ouvrage de simple menuiserie (tu as bien rapporté de la campagne une partie de ta collection de varlopes, de guillaumes, de ciseaux àbois, de scies, d'équerres, de trusquins, et fait prendre l'avion à une cargaison de rabots anglais – tout cela trône sur ta cheminée d'où il a délogé quelques piles de livres -, mais tu n'as point eu le temps de construire l'établi dont tu rêves dans ta cuisine: ta mère et ton amante menacent divorce et désaveu si tu mets ce projet à exécution…).