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L'idée a dû te faire sourire, car elle remarque ce sourire et te dit qu'elle te préfère comme ça, qu'elle est heureuse d'avoir eu l'idée de t'appeler pour prendre ce verre. Sans quoi, jamais elle n'aurait vu l'autre face de toi. Celle qui sourit. Cela ne manque pas de te faire sourire plus encore. Car nous y venons. Nous flottons de concert dans le tiède bain du dévoilement de soi, la révélation des secrets, la fiction des visages cachés. Bon médium pour l'inspiration du désir.

Tu te demandes brièvement en finissant ton cognac, et tandis que le liquide brûle sourdement dans ta bouche et dans ta gorge, si tu en aurais envie. Tu te sondes à la recherche d'un désir. Il suffit d'ailleurs – tu le remarques souvent – de chercher pour trouver. Et peut-on, en conscience, refuser à une autre conscience la reconnaissance? Ça ou l'insomnie. Un autre cognac devrait suffire à te rendre positivement charmante. Attentionnée. Emouvante de douceur contrastant ainsi avec ta précédente sauvagerie.

Lorsque vous vous levez et quittez le bar, la cordialité a atteint entre vous un improbable sommet. Ta duplicité est parfaite: si tu te sondes, et tu ne cesses de le faire, tu perçois deux courants traversant ta conscience (comme dit la grotesque métaphysique allemande). L'un, agréable et doux, a toute la chaleur instillée par l'alcool et le confort du bar: c'est un joli filet de bienveillance sincère et ironique. L'autre, très froid, considère la situation d'un œil implacable: vous voici dans un nouvel épisode de l'éternelle lutte des consciences pour la reconnaissance, et le terrain, une fois encore, sera le désir. La seule question est celle du moment, du mouvement, de l'occasion qui engagera la bataille.

Il est trois heures du matin, vous prenez l'ascenseur. Sa chambre se trouve deux étages au-dessous de la tienne. La porte glisse sur ses rails. Le palier est désert. Il ne s'agit plus que de vous dire bonsoir. Tu la vois hésiter à te tendre la main, sembler incliner à des adieux moins formels. Saisissant l'invitation, tu l'enlaces. Cela dure un moment que tu observes d'un œil dont la froideur te désole. Elle s'arrache enfin, balbutie quelque chose comme, non, je ne peux. Et s'enfuit. Tu rentres dans l'ascenseur, appuies sur le bouton de ton étage, songeant combien tout cela est étrange et familier et que ce jeu te fatigue un peu, le jouer encore et toujours selon les règles implicites mais admises réserve si peu de surprises. Qui osera en inventer d'autres?… Déjouer… De retour dans ta chambre, tu songes en te déshabillant que tu auras bien mérité de la littérature, décidément ces colloques sont épuisants et tu t'es conduite avec plus de délicatesse que tu ne t'en serais crue capable, car après tout, E* n'a plus aucune raison de t'en vouloir, ne lui as-tu pas donné entière satisfaction?

Tu étais en caleçon et la brosse à dents en main lorsque le téléphone sonna. On dira que cela est trop beau pour être vrai, que ta mémoire te joue des tours et remonte le même plan dans le film de cette soirée. Peut-être. Mais pourquoi revois-tu, si claires et distinctes, les rayures bleues de ce caleçon que tu portais?

Te revoici hors de ta chambre, à prendre en sens inverse l'ascenseur, à enfiler les couloirs en direction de la chambre numéro tu ne sais plus combien. Il y a quelque chose d'assez réjouissant, il te semblait, à aller ainsi en plein milieu de la nuit, longeant porte après porte, et savoir qu'une femme vous attend derrière l'une d'elles au bout d'un dédale de couloirs. C'est une scène de très mauvais roman ou de mauvais film, et tu la savoures en mécanicienne professionnelle. On dirait une parodie. Et tu en es le personnage consentant. Tu as pris place dans une sorte de deux chevaux d'auto-école, avec double commande, double pédalier. Les vitesses passent avec des raclements terribles, la marche arrière se distingue à peine de la quatrième, la suspension est abominable et le paysage ne défile pas vite. La conductrice écrase l'accélérateur et le frein des deux pieds en même temps. What a ride.

Et elle a pris avant de t'appeler, te dit-elle, une double dose de somnifères…! Même pas sûr qu'on aura assez de carburant pour faire l'étape… Elle attend par ailleurs dans quatre heures un coup de téléphone important et qu'elle désire confidentiel. Jamais vu une conductrice aussi terrorisée de la route qu'elle a prise. N'a-t-elle jamais roulé que sur autoroute dégagée, en terrain plat, et encore, avec boîte automatique et régulateur de vitesse?… Embrayons.

Il te semblait qu'elle assistait au spectacle de son propre désir effaré. Tu eus même le soupçon qu'elle mimait les bruits du moteur qui s'emballe, comme assis dans un carton on fait vroom vroom et s'imagine aux 24 heures du Mans.

De son corps, que tu revois nu dans la lumière qui filtrait du dehors par les rideaux mal joints, un corps mince, tendu sous tes mains, surgit dans ton souvenir l'éclat fixe de ses yeux posés sur toi sans relâche, sans abandon. Elle s'était comme absentée de son corps qu'elle te laissait et qui à tes sollicitations, investigations réagissait sensiblement mais comme automatiquement. Tu eus la tentation de lui bander les yeux, mais réfléchis que c'était là lui demander comme un désarmement unilatéral. Pour ne plus voir ses yeux, tu t'étendis sur elle, entre ses jambes qu'elle referma instantanément autour de toi, et cachas ton visage dans sa chevelure.

Puis tu commenças à t'ennuyer. Tu avais la tentation presque irrésistible de penser à autre chose. Tu t'étonnais d'être condamnée à passer cette nuit absurde dans les bras d'une poupée mécanique dont chacune de tes oscillations semblait remonter le ressort, qui ne te lâchait pas mais ne t'émouvait pas et que tu désespérais d'émouvoir. On roulait en descente en cinquième polonaise, et à la vitesse grisante de ces transports, les défaillances de la suspension, loin de vous donner du ressort, vous secouaient. Bad trip. Et quel point d'honneur imbécile t'interdisait de t'arracher de ses bras et de la planter là pour aller retrouver ton lit à toi où tu ne te regarderais ni dormir, ni rêver?

Tu sais que tu t'endormis. Mais que plus tard, filtrant à travers ton sommeil, une inquiétude te réveilla dans un sursaut. C'était, en ouvrant les yeux, la voir te regarder, voir son visage penché sur toi et qui te regardait tandis que tu dormais. L'insomnie plutôt que ça.

Tu lui demandas ce qu'elle faisait. Elle te répondit qu'elle te regardait dormir. Tu jetas un coup d'œil subreptice à ta montre. Dans trente minutes les deux réveils qu'elle avait disposés à sonner l'alarme se déclencheraient, signalant l'heure convenue de ton départ. Se souvenait-elle seulement de l'échéance qu'elle avait si impérativement posée, fait promettre de respecter et qui sifflerait la fin de partie? Tu lui demandas si elle avait l'habitude d'ainsi regarder dormir les gens qui partageaient son lit. Elle dit que non.

Il y a un blanc dans ton souvenir qui s'étend jusqu'à l'instant où elle prit ta main et l'amena contre son ventre. Tu la laisses disposer de ta main, curieuse de découvrir jusqu'où elle la voudrait mener. Plus curieuse encore de ce que tu la vis fermer les yeux quand elle l'eut abandonnée sur son sexe. Tes doigts glissant selon la pente naturelle en écartent les lèvres, tu en sens la moiteur ombreuse et palpitante. Ses paupières tressaillirent mais demeuraient fermées, et encore lorsqu'ils en forcent l'entrée et s'en retirent pour aller s'égarer parmi les reliefs de sa chair. Tu l'écoutais, prenant soin de ne pas presser son plaisir. Rompant le rythme dont tu pressens qu'il la rapproche trop près de jouir, glissant d'une caresse à une autre sans lui laisser le loisir de s'y fixer avec certitude. Tu t'étonnais qu'elle te laissât ainsi la décevoir, et que son corps parvienne à suivre tous les détours que tu prenais. A quel moment s'emparerait-elle de ta main pour la forcer, la contraindre à conclure, la fixer dans sa chair et d'un coup de reins se délivrer de l'insoutenable fuite du plaisir?