Je réfléchis. Ça, c’est sans doute vrai, ils ne pouvaient mentir sur ce point, à cause du numéro minéralogique de leur tréteau. Je sais bien que les paysans sont peu au courant de ça, mais tout de même, c’était un risque qu’ils ont dû éviter de courir…
— Comment était la femme ?
Il me fait une description qui corrobore les précédentes ; il n’oublie ni le bleu, ni la bague à gros chaton.
— À part ça, vous n’avez rien remarqué ? Avait-elle un accent quelconque ?
— Non, pas du tout !
— Pour combien de temps ont-ils loué la maison ?
— Pour deux mois.
— Ils avaient un chien ?
— Oui, mais il était resté dans la voiture, il était attaché dedans.
Voyez-vous ça ! Attaché dedans ! Évidemment, un cador dressé à courir sus aux camions n’était pas baladable dans les rues d’un village.
Et pourtant, une nuit, le chien s’est fait la valoche… Il est allé sur la grand-route, bardé d’explosif… Mais il s’est fait ratatiner.
— C’est bon, je murmure, si vous voyez quelque chose de nouveau à signaler, notez-le et dites-le aux gendarmes qui ne vont pas tarder à rappliquer ; au fait, téléphonez-leur au sujet du cadavre…
— Oui, monsieur, fait Revellin Jules derrière sa moustache.
Il est toujours très ahuri, mais soulagé de voir qu’on ne lui cherche pas de rognes. Un cadavre dans sa propriété ! Il se voyait déjà enchtiber, le moustachu.
Je les quitte, eux et leur morceau de lard.
Ils en ont pour un bout de moment avant de digérer ça !
Je roule doucettement en direction de la Nationale.
Je gamberge à ce que je viens de découvrir. C’est vraiment d’un compliqué inextricable. Comme affaire mystérieuse, ça se pose un peu là, convenez-en !
Je refais le chemin parcouru et, tout à coup, il me vient une idée, juste comme je passe devant une petite maison sur laquelle on lit : Poste-Télégraphe-Téléphone.
Je range mon hareng devant l’établissement et j’entre.
C’est un tout petit bureau de poste qui sent la vieille affiche. Une souris pas plus mal fichue que votre cousine germaine lit Confidences derrière son grillage.
Elle est rose d’émotion à cause du gars qui rêve à la fiancée de son meilleur copain et qui se propose d’en prendre pour cinq ans au Congo, histoire de changer d’air.
Si elle avait le temps de terminer sa lecture, elle verrait que tout s’arrange puisque le copain se tue dans un accident de moto et que la poulette est tout heureuse de caser son finedé dans le dodo de, l’amoureux transi. Mais elle n’a pas le temps d’aller jusqu’au bout de cette merveilleuse et véridique histoire puisque le gars San-Antonio s’intègre dans son espace vital.
Elle me regarde comme elle regarderait le pauvre mec du roman qu’elle lit s’il était entré pour acheter un timbre.
— Vous désirez ? demande-t-elle.
Je lui passe ma carte de police.
— Si ça n’est pas sous enveloppe, vous timbrez à douze francs, dit-elle, se méprenant.
Je ricane.
— Marrant, je la raconterai aux aminches.
Alors elle ouvre un peu mieux ses lanternes et prend connaissance du texte. Ça la sort de son roman d’amour à trois balles pour la plonger illico dans un autre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fait-elle…
— C’est vous qui desservez la localité de Four ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Bien ! avez-vous eu, ces temps-ci, du courrier pour des certains Vinay, domiciliés depuis peu à Four, hameau des Serves ?
Elle réfléchit, puis secoue la tête.
— Non…
— Ce nom ne vous dit rien ?
— Si, dit-elle.
Je bondis.
— Alors comment le connaissez-vous, si vous n’avez pas de courrier pour ceux qui le portent ?
— Tous les jours, Mme Vinay venait ici, ou presque, afin de voir si elle n’avait rien en poste restante.
— Ah ! ah ! Et, elle n’avait rien ?
— Non… Si, un télégramme…
Voilà qui fait mon affaire.
— Un télégramme ! je murmure.
— Oui…
— Vous vous souvenez de la teneur ?
Elle se recueille.
— Vaguement, fait-elle. Le texte était :
« Passerons le huit vers vingt-deux heures. Camion Mac. Croix blanche. »
— Bravo, dis-je. Du côté de la mémoire, Vous avez tout ce qu’il vous faut, non ?
Elle rosit.
— C’était pas ordinaire, c’est pourquoi je me souviens.
— Il n’y avait pas de signature ?
— Si, un nom rigolo, mais de ça, je ne me rappelle pas !
Moi, ce texte me fait de l’effet, parce que le 8, c’était précisément la nuit de mon arrivée dans la région. Et parce qu’il est question d’un camion… D’un camion ! Vous pigez, ou bien s’il faut vous graisser la pensarde ?
Le cador clamsé cavalait après les camions… C’est juste comme le truc des Russes raconté par Malaparte.
Je dis à la petite postière :
— Si j’étais le ministre des P.T.T., je vous ferais avoir un vache avancement, c’est promis.
Je lui cligne des châsses et je plonge mon petit bathyscaphe oculaire dans les profondeurs de son corsage. Comme elle est penchée en avant on a une de ces perspectives qui vous laisse rêveur…
— Pendant que vous y êtes, je lui dis, vous ne pourriez pas m’avoir Paris ?
Elle m’assure que c’est pour elle un plaisir divin que de me demander un numéro. Elle l’a en priorité. Cinq minutes plus tard, le chef crache un « allô » qui me fait l’effet d’une coccinelle partie en vadrouille dans mes oreilles.
— Ici, San-Antonio…
Il biche.
— Parfait, du nouveau ?
— Dans un sens, oui, mais je ne sais pas encore si c’est dans le sens de la largeur ou dans celui de la longueur.
C’est chaque fois pareil : j’oublie qu’il a horreur des salades et je lui en débite.
— Écoutez, patron, dans la nuit du 8 écoulé, un camion Mac est passé sur la route Lyon-Grenoble, ce camion devait transporter une denrée particulière, car des gens voulaient le faire sauter. Je crois que vous aviez raison avec l’histoire du clebs-explosif.
« Voulez-vous alerter immédiatement les commandements militaires de Lyon et Grenoble pour leur demander si un matériel particulier a navigué cette nuit-là ? Prévenez également la police… Vous aurez plus vite fait que moi en prenant les choses d’en haut. Vous ne croyez pas ?
— Si… Où puis-je communiquer les résultats de ces recherches ?
J’hésite un tantinet. Où pourrais-je aller ? Au fond, n’est-il pas plus sage de demeurer dans ce patelin où tout a commencé.
— Poste restante, bureau de Saint-Alban-de-Roche, Isère, je lui dis.
J’entends grincer son stylo.
— Parfait. À bientôt.
Il raccroche sec, ce qui introduit une seconde coccinelle dans mon conduit auditif. Je sors de la cabine en actionnant mon auriculaire afin de chasser les parasites de ma calbombe.
La petite postière n’a pas repris sa lecture. Elle me regarde avec dévotion, toujours comme si je rappliquais du ciel au lieu de la grande taule.
Je lui règle mon orgie et je lui demande à quelle heure elle boucle sa crèche. Elle me répond à six heures. Et juste comme elle vient de dire ça, le clocher du patelin y va de ses six coups.
— Vous habitez toute seule ? je lui demande.
— Oui…
— Écoutez, mignonne, je suis tout seulard dans ce pays perdu, ça vous dirait de casser une petite croûte avec moi ?
« C’est de bon cœur, j’ajoute. J’attends un télégramme de Paris, en poste restante, commissaire San-Antonio… Rien ne s’oppose à ce qu’on parle de la pluie et du beau temps en l’attendant, non ?