Je sais bien qu’il ne connaît pas mon nom, mais tout de même.
— Quel rapport pourrait-il exister, entre ma main droite et ta joue gauche, hé, morveux ! je murmure…
— De quoi ! tonitrue-t-il… Vous vous croyez où, ici ?
— En face d’un malotru !
Il me porte un swing ma foi pas trop mal expédié, mais que je ne reçois pas parce que j’ai le don de l’esquive parmi tant d’autres !
Moi, je plonge, je le cramponne par les cannes et je l’envoie valdinguer par-dessus son bureau. Il tombe pile sur un classeur qui se trouve mal et se transforme en fagot de petit bois.
Il est à peu près K.O., le petit gland. Un filet de sang coule sur son front et, assis au milieu d’une débauche de cartons verts, il n’a pas fière allure.
La porte s’ouvre, un type athlétique apparaît.
— Que se passe-t-il ? demande-t-il.
Je le reconnais immédiatement : c’est Riche, un collègue que j’ai connu autrefois.
— San-Antonio ! s’écrie-t-il…
Il ajoute :
— Quand il y a du chambard quelque part, on doit bien penser que tu n’es pas loin…
L’autre tronche qui se relève ouvre les gobilles.
— C’est San-Antonio ! s’exclame-t-il…
Il vient à moi :
— Faites excuse, commissaire, fallait le dire… Je…
— D’accord, lui fis-je, magnanime, on n’en parle plus. Seulement, bonhomme, je m’en vais te donner un bon conseil : ne joue pas au crâneur ; y a rien de plus crétin qu’un gars qui se prend pour le caïd du coin.
Je lui claque le dos.
Riche hausse les épaules.
— Toujours le même, murmure-t-il.
Je ne peux pas définir si cela contient une approbation ou un reproche.
— Toi aussi, poulet, je susurre en le contemplant… Toujours cette bouille de bouffeur de nouilles qui se cache pour boire du beaujolais ; toujours ces yeux pleins de gâtisme et d’extase… Toujours ces gestes qui flottent dans des fringues trop grandes…
Il se renfrogne.
— Bon, ces politesses essentielles étant dites, si on jactait un peu turbin, petit frère ?
— Qu’est-ce qui t’amène ?
— Le boulot… Je m’intéresse à une voiture volée… J’aimerais avoir des tuyaux…
Je lui dis le numéro de la tire. Il va à des registres, potasse ardemment, tandis que l’inspecteur que j’ai débrouillé me couve d’un œil moite.
Probable qu’il va aller chanter partout qu’il s’est cogné avec San-Antonio… Je lui ai fourni des titres de noblesse, à ce chou-rave !
— Voilà ! dit Riche, je trouve… La voiture en question appartient à un certain Compère.
— Je sais… On ne l’a pas repérée depuis sa disparition ?
— Non !
— Qu’est-ce que vous branlez dans le service, vous lisez Le Chasseur Français ?…
Il hausse les épaules…
— Tu connais le job mieux que moi, dit-il. Tu penses bien que le numéro minéralogique a été modifié depuis. Tu sais aussi qu’à moins d’un hasard, on ne la retrouvera pas, cette DS !
— Écoute, ma tranche, j’éclate, y a une chose que je sais, c’est qu’entre toi et un pot de fleurs, il n’y a pas un atome de différence.
— Dis donc, je te serais reconnaissant d’être poli, grimace Riche.
Ça ne le botte pas d’être charrié en présence d’un jeunet.
— Moule-moi, Riche, avec ton standing !Je vais t’en apprendre une que tu pourras raconter à tes potes ; elle les fera davantage rigoler que la dernière de Marius et Olive…
— Vraiment ?
— Ouais ! La guindé en question n’a pas changé son numéro, tu entends, enflure ? Elle roule toujours comme 446 CF 69, ça te plaît ?
Il est un peu éberlué…
— Tu… tu…
— On dirait que tu joues au petit train départemental, avec ton tutu, camarade ! Alors comme ça, vous prenez note des disparitions de véhicules et vous attendez que les voleurs viennent percuter dans la vitrine du marchand de vaisselle d’à côté, pour vous inquiéter de la provenance de la guimbarde ! Bravo…
Il est salement mauvais…
Je ne le laisse pas aller jusqu’à l’apoplexie…
Je lui passe la paluche sur l’épaule en signe d’armistice.
— Écoute-moi, Riche. Je suis sur un coup important. Il y a déjà trois allongés dans le circuit et un drôle de pastaga en préparation. Tu vas déclencher le grand système, t’as compris ?
Il faut que toutes les bourdilles en circulation cherchent la 446 CF 69, vu ? Dès qu’ils l’apercevront, ordre de la prendre en filature et de me prévenir. Je descendrai à l’hôtel des Beaux-Arts, et on pourra m’y joindre… Surtout de la discrétion, pas de pet, du doigté, j’ai idée que ça vaudra le coup !
— T’occupe pas, promet-il, on va s’y coller dare-dare ! Je vais lancer un appel à tous les zigs en patrouille. Ça te va ?
— Lorsqu’on m’aura déniché cet oiseau, ça ira encore mieux…
Je fais un petit salut désinvolte et je gagne la sortie…
Ce qu’il y a de plus bath, à Lyon, voyez-vous, tas de bœufs ! Ce sont les quais… Ils sont larges, infinis !
Je m’accoude au parapet et je regarde couler les eaux tumultueuses du Rhône. Ce sont des eaux vertes et grises, tourmentées de remous, et frangées d’écume d’argent.
Sans rire, qu’est-ce que vous dites de cette description ?
Vous la trouveriez dans un bouquin de Mauriac, vous finiriez par admettre que le bonhomme a du talent !
En regardant filer la flotte, je pense à Compère… Et je me dis qu’il est la statue vivante du paradoxe.
Voilà un gars qui, de toute évidence, trempe dans cette affaire ténébreuse comme le lard trempe dans la soupe aux choux. Et pourtant, il signale la disparition de sa voiture, au risque de faire piquer ses complices, si les condés étaient un brin plus dégourdoches…
Ça, c’est le gros point d’interrogation, celui qu’on éclaire au néon…
Enfin, attendons… M’est avis que ça ne va pas tarder à remuer dans le secteur…
CHAPITRE X
— Avec salle de bains ? me demande la dame de la réception.
Il n’y a plus qu’en France qu’une telle alternative est offerte !
— Salle de bains et téléphone, je précise. Elle me file le 12. Un groom me monte mon petit baise-en-ville avec une mine dégoûtée.
Une fois dans la chambre, je me déloque et je fais couler un bain de première quality. Ce que c’est bon de s’anéantir dans de la chaleur fluide !
Et comme on pense bien, sans heurt…
Je me dis qu’il est près de quatre heures de l’après-midi et que j’en ai pour un bout de temps avant d’avoir des nouvelles de Riche.
Je me dis aussi que la nuit, les chats et les poulets sont gris et que dans la belle nuit calme de Lyon, je pourrai m’occuper de Compère… En voilà un à qui je brûle de poser quelques questions d’homme à homme.
Mais rien ne presse.
Je sors du bain tout mou… Languide comme une jeune fille après sa seconde fausse couche.
Je vais jusqu’au lit et je m’y laisse choir.
Je commence à réfléchir sérieusement, au point qu’il est huit heures du soir lorsque je me réveille !
Je me fringue en vitesse.
Pourquoi en vitesse, étant donné que j’ai absolument tout mon temps ? Je vous répondrai que c’est dans ma nature. Ce que je fais, à part l’amour, je le fais vite !
Au moment de Sortir, je me souviens que Duboin m’a demandé de l’appeler sur le soir. Il se prend pour Sherlock, le pauvre vieux, et il veut me prouver que la margarine n’a pas affecté ses petites cellules.
Enfin, je lui dois bien de m’intéresser à ses cogitations frénétiques…