— C’est la vie, dit-il philosophiquement ; on trouve toujours des obstacles… Tiens, on va casser la croûte, ça te changera les idées…
On fait comme il dit. Le gueuleton, c’est comme qui dirait son sport favori, à Duboin. C’est sans doute pour ça qu’il a versé dans le casse-graine. Lui, il aime lire les menus, les écrire en belle ronde… Il aime fouinasser aux cuisines et regarder le chef préparer des sauces madère et des timbales de peau de zeb !
Il passe sa vie à saliver.
On s’explique avec une terrine de canard et un haricot de mouton.
On éteint un Aligoté et on va se pieuter.
Mon train est à dix heures du mat à Grenoble. Il faut partir d’ici à huit plombes.
À l’aube, je me réveille. J’ai la bouche amère et des frissons me vrillent la nuque, c’est un signe avant-coureur de maladie. Jusqu’ici je n’ai été malade que deux fois : ma rougeole à huit ans et une congestion pulmonaire l’année dernière, à la suite d’un bain forcé.
Je me prends le pouls et je m’aperçois que ça cogne à tout berzingue. Je me mets debout et un gyroscope se déclenche dans ma calcombe.
Sans charre, qu’est-ce qui m’arrive !
Le malaise s’accentue. Je dois me remettre au lit…
Et pourtant, vous savez qu’entre une femmelette et moi, il y a autant de différence qu’entre un bœuf et le grain de beauté situé sur la cuisse gauche de votre femme.
Je me souviens que Duboin occupe la chambre voisine. Alors, je tabasse contre la cloison.
Un grondement me répond, comme si j’avais réveillé le lion Brutus.
— Ce qu’il y a ? s’informe une voix !
— C’est moi, je grogne… Tu peux venir ?…
Duboin se la radine presto. Il porte un pyjama acheté chez Fashionable ; blanc avec îles feuilles mauves imprimées… Maurice Lehman l’apercevrait, ainsi loqué, il l’embaucherait tout de suite pour son prochain spectacle.
— Pourquoi joues-tu à l’esprit frappeur ? demande-t-il… Si c’est pour une gâterie matinale, t’aurais eu avantage à sonner la femme de ménage. Moi, les pédoques, c’est pas mon blaud…
— Ta gueule, je grogne, tu ne vois donc pas que je suis malade à crever ?
— Toi ? L’homme de fer, sans blague !
Il me regarde et il comprend que c’est du sérieux. Mon front est brûlant, et j’ai la gueule mauvaise, dans les gris-verdâtres…
— Merde, t’as chopé le bocon ! s’exclame Duboin. Faut prévenir le toubib…
— Je crois bien que oui…
« Ce qui me fout en renaud, fais-je, c’est que le boss va croire que c’est une astuce pour ne pas rentrer… D’autant que je n’étais pas chaud pour obéir…
— Je vais lui téléphoner, dit Duboin, je te promets qu’il me croira, et puis on lui enverra un certificat du médecin… Enfin, s’il est sceptique, il n’a qu’à venir se rendre compte. Le « visu », c’est le meilleur des antiseptiques.
Sur ce bon mot (qu’il croit !), il disparaît…
Un instant je flotte dans une torpeur nauséeuse. J’ai l’impression qu’on vient d’installer un haut-fourneau dans mon ventre.
Ça me brûle, mes yeux sont épais, ma langue s’est dilatée comme si on lui avait fait jouer le rôle d’un matelas pneumatique dans une pièce à grand spectacle…
Je me sens bon pour le pardosse en sapin véritable.
Je me dis :
« Mais, tonnerre de Zeus, qu’est-ce qui t’arrive ? D’où vient ce soudain malaise… J’étais bien, il y a moins d’une demi-heure et puis voilà que j’ai l’âme sur le bord des lèvres… C’est pas croyable ! ».
Je continue de bavocher un bout de temps. Enfin la lourde s’ouvre, Duboin réapparaît, flanqué d’un petit vieux qui ressemble à un accordéon rapiécé tant il a de rides.
Mon copain a troqué son pyjama de cérémonie contre une tenue plus débonnaire et moins voyante.
— Voilà l’homme, docteur, dit-il…
Le toubib sort son petit matériel de camping et se met à me triturer la bidoche en faisant une affreuse grimace comme si je le débecquetais sauvagement.
— Je crois bien que c’est un début d’appendicite, fait-il enfin. Je vais vous mettre en observation pendant vingt-quatre heures. Si c’est ce que je crois, il faudra vous transporter dans une clinique de Grenoble.
— Charmant, je ronchonne… Me faire ouvrir le ventre pour le sport, alors que tant de fois je suis passé sur le billard pour des extractions de projectiles !
Il me fait une ordonnance longue comme un menu de restaurant de luxe, puis il se lève pour faire la valoche.
— Docteur, fait Duboin. Monsieur est fonctionnaire, il devait reprendre son service ce soir, pouvez-vous établir un certificat afin de le couvrir ?
— Mais certainement, fait l’accordéon raccommodé.
Il rédige le papier demandé, puis il se taille en disant : « À ce soir ».
Sitôt qu’il est parti, Duboin hausse les épaules.
— Les médecins sont des crêpes, dit-il.
Il sort de sa poche un petit flacon.
— Bois une bonne gorgée de ça ! ordonne-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oh tonnerre ! bois, je te dis !
Je me file une grande gorgée de son truc.
Ça a un goût épouvantable pendant trois minutes, j’ai l’impression que je vais déposer mon foie sur la carpette ; puis, comme par enchantement, mes douleurs se calment et je sens que tout devient normal dans mon petit intérieur.
Duboin guette mes réactions en souriant.
Ça va mieux, hein ?
— Tu parles ! Tu ne pouvais pas me faire boire ce truc avant d’alerter le toubib ?
Il a une mine de faux témoin.
— Si tu avais bu ça avant, tu n’aurais pas eu besoin du toubib et tu n’aurais pas eu de certificat ; en ce moment, tu serais dans le train, bien emmerdé…
Je le bigle d’un œil sauvage.
— Dis donc, Toto, ça ne serait pas toi, par hasard, qui m’aurais fait gober ce bocon qui a foutu le chantier dans mon organisme ?
Il va tirer les rideaux de la croisée…
— Sait-on jamais, murmure cette enflure à deux pattes.
— Non, t’es pas dingue, un peu ! Et si j’étais crevé, dis ?
— Impossible, c’est inoffensif, il s’agit d’une drogue que les troufions boivent pour tirer au flanc et se faire porter pâles. Et puis quoi, si tu en étais mort, la perte ne serait pas grande…
Je prends le seul parti raisonnable : celui de me fendre le parapluie. Sacré Duboin ! En tout cas, son stratagème a merveilleusement agi. Et grâce à lui, je bénéficie de quelques jours de battement avant de regagner la maison poulagas.
— Tu as eu mon boss ? je demande…
— Oui, dit-il, il a tout d’abord essayé de savoir si c’était bien vrai, mais je me suis fiché en renaud en lui disant que jamais personne ne m’avait traité de menteur, et que s’il me connaissait, il ne songerait même pas à douter…
« On va tout de même envoyer le certificat…
Puisque le sort en est jeté, je me sens heureux comme un poulet de Bresse qui ne pourrait pas engraisser…
Advienne que pourra…
Je me lève et passe directement de mon lit dans mon pantalon.
— Que vas-tu faire ? s’inquiète Duboin.
— Puisque je suis à proximité, je vais interviewer le fabricant de Pont de Claix…
Il réfléchit.
— Après tout, ça n’est pas une mauvaise idée…
Un mur de briques rouges, interminable ; des cheminées couronnées de capuchons de zinc…
Je franchis un portail. Un mec galonné comme feu Goering et qui ne doit pas avoir d’ordre, car il a perdu un bras, s’avance à une allure supersonique en me demandant ce que je désire…