— Eh bien, je dis, va répondre !
Elle se lève, va à sa chambre à coucher et décroche.
— Allô ! fait-elle.
Je bondis et m’empare de l’écouteur.
Rose ne sourcille pas.
À l’autre bout du fil, une voix de femme demande :
— Mademoiselle Laberte ?
— Oui…
— Ici, madame Baulois…
Ça a l’air d’ahurir copieusement ma poulette.
— Ah, bien, murmure-t-elle.
Sa présence d’esprit lui revenant, elle murmure :
— Bonjour, madame…
— Bonjour, dit sèchement l’autre. Pourrais-je vous voir en fin d’après-midi, immédiatement après votre travail ?
— Mais… oui, dit Rose. Où cela ?…
— À la maison…
— Bien, madame, j’y serai vers six heures et demie…
— Entendu, au revoir…
L’interlocutrice invisible a raccroché. Rose tient toujours son appareil à la main. Elle est songeuse, un peu crispée.
— Alors ? je demande…
Elle pose délicatement l’écouteur sur sa fourche…
— Qui était-ce ?
— La femme de mon directeur…
— Ah !
Je suis méfiant… J’aime pas beaucoup l’attitude de la fille, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qui se mijote ?
Je m’empare de l’annuaire de l’Isère placé sous l’appareil téléphonique ; je cherche là-dessus Pont de Claix et je constate qu’effectivement, le directeur de la papeterie s’appelle bien Baulois.
— Elle a l’habitude de te téléphoner ? je demande.
— Non, c’est la première fois.
— Que crois-tu qu’elle te veuille ?
Elle hésite, rougit encore, puis hausse les épaules.
— Je l’ignore, dit-elle.
Elle a l’air aussi sincère qu’un marchand de voitures d’occasion qui vous refile une trèfle camouflée en vous assurant qu’il s’agit d’une Buick transformée.
Je m’assieds à côté d’elle sur le lit.
— Si on laissait choir les mensonges ? dis-je.
Elle détourne la tête.
— On dirait que tu as peur, je remarque gentiment.
— C’est vrai, balbutie-t-elle, mais pas pour ce que vous pouvez croire… J’ai peur parce que, le directeur et moi, nous, je…
— Bref, vous pagnotez ensemble, c’est bien ça ?…
— Oui, dit-elle.
— C’est à cause de ça qu’il t’a fait placer le bigophone. Il veut t’avoir à portée… Dès qu’il peut se libérer de chez lui, vous vous retrouvez, c’est pas ça ?…
— Oui, avoue la douce enfant.
— Eh bien, toi alors, je rigole, tu ne lésines pas sur le slip : Compère, ton patron… Sans compter le casuel… Dis donc, t’as un réchaud dans le calbar, ma gosse ?
Elle a un petit sourire entendu. Elle n’est pas mécontente de son comportement sexuel. Si le Docteur Kinsey la confessait, il aurait un bath additif à apporter à son bouquin. Ça serait rigolo. Pourtant, entre nous, y aurait plus rigolo encore à écrire : ce serait un bouquin sur le comportement sexuel du Docteur Kinsey, avec interview de la mère Kinsey, planches en couleurs et tout !
Je reviens à notre mauvais sujet, c’est-à-dire à cette vamp pour noces et banquets de Rose.
— Pourquoi te téléphone-t-elle, la mère Baulois, à ton avis ?
— J’ai peur qu’elle ait appris quelque chose…
— Voyez bol de vitriol ! je gueule… Tu t’imagines qu’une âme charitable l’a rancardée sur ce que les journaleux appelleraient son infortune conjugale, n’est-ce pas ? La lettre anonyme, c’est le violon d’Ingres des provinciaux…
— Oui, j’ai peur, dit-elle…
— C’est quel genre, la mère Baulois ? Tour de cou de velours, cancer de la vésicule et face à main ?
Elle ne peut s’empêcher de sourire…
— Oh non ! Pas du tout… C’est une Parisienne, elle est beaucoup plus jeune que lui et elle mène une vie très libre… Je crains seulement qu’elle ne profite de ma liaison avec son mari pour demander le divorce…
— Eh bien, alors ? je ricane, la voie sera libre, si tu le chambres convenablement, ton boss, il t’épousera peut-être. C’est pour le coup que la vieille maman infirme sera tirée du pétrin !
— Il ne m’épouserait pas, dit-elle. Je ne suis pas de son monde.
En v’là une qui a encore des préjugés quant aux différences sociales.
— Et quand il te grimpe dessus, t’es pas de son monde, dis, grenouille ?
— Mon Dieu, que c’est contrariant, dit-elle… J’ai peur du scandale… Si jamais il éclatait, je ne pourrais plus trouver de travail dans la région.
Je vais pour lui répondre que, vu ses aptitudes, elle aura toujours la ressource d’aller faire des extras dans un clandé de Grenoble, mais je me retiens. On peut être flic et ne pas être mufle. Faut bien des exceptions pour confirmer les règles, non ?
— Tu verras bien, fais-je philosophiquement…
À deux heures de l’après-midi, elle repart au turbin.
Je la suis à distance, afin de ne pas éveiller l’attention. Une fois qu’elle a passé le portail, je fais demi-tour. Elle est en sécurité jusqu’à la sortie…
Et au fond, un danger la menace-t-il ?
Cette fille n’est que la 115e roue de la charrette. Les mecs de la bande ne vont pas se mettre à zigouiller tout le monde à qui mieux mieux… Surtout avec la police en action…
Je me demande ce que je branle dans ce bled… J’ai du remords.
Tous les mecs qui font l’école buissonnière ressentent ça. La liberté, pour lâcher de grandes théories, faut la mériter, non la voler. l’ai eu tort de blouser le Vieux en marchant dans les salades de Duboin. Oui, j’ai eu grand tort…
Tenez, tel que vous me voyez en ce moment, dans les rues de Pont de Claix, vous constatez que je suis désemparé comme une barque qui a rompu ses amarres. C’est idiot… Je suis là à trombiner une souris, à bouffer des pieds pannés en sa compagnie au lieu de reprendre le collier à Paris… C’est pas catholique, les gars.
Je suis au point mort. Je suis en fraude, j’ai envie de mettre les adjas, de crier pouce et de me ruer dans le train…
Oui, c’est ce que j’ai de mieux à faire…
Je vais à la poste. Je demande le numéro de Duboin…
Il me répond. Je comprends que c’est lui, car le type qui répond « allô ! » a la bouche pleine…
— Ah ! c’est toi, superman de mes deux ! crie-t-il après avoir avalé sa bouchée.
— T’étais encore en train de becqueter ? je lui dis.
— Tu parles… De la pintade, mon petit… Je ne connais pas de meilleure chair que celle de cette bête-là….À condition de pas chialer sur la motte de beurre parce que la viande a tendance à être sèche…
— Bon Dieu ! je m’écrie, t’es pas un homme, mais un intestin ! Bouffer, c’est ta raison d’être…
— Elle en vaut une autre, décrété Duboin, non sans une certaine noblesse perceptible même par téléphone.
— D’accord, chacun a un idéal à sa mesure, je murmure…
— Merci, dit-il. Alors, où en est le célèbre commissaire San-Antonio ? enchaîne-t-il… Le roi de la détection, le dompteur du mystère, l’empereur de la bagarre, le surhomme de la maison poulets ?
— Il en est au point mort. Le sommet de l’art culinaire ! Il en a sa classe des faux monnayeurs, il regagne son poulailler…
Duboin me téléphone trois lignes de points d’exclamation.
— Siouplaît ? éructe-t-il…
— T’as parfaitement entendu. Cette affaire déborde par tous mes orifices ! J’en ai ma claque, j’en ai ras le bol, plein le der, pardessus le bocal ! J’en ai marre et je fonce à Paris… C’est précisément à ce sujet que je t’appelle…