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Il gratte sa tête presque rasée.

— Si t’as pas peur d’avoir l’air gland, je te refile ma jeep… C’est pas un carrosse, mais ça a quatre roues, même qu’elles sont indépendantes…

— Banco !

Il m’emmène dans sa remise.

— V’là l’os, déclare-t-il. Le plein est fait… Tâche de pas me l’envoyer dans les nuages, celle-là. J’ai la faiblesse d’y tenir. C’est exactement le genre de bahut qui convient dans ces cambrousses !

— Je m’apprête à partir, mais mon estomac se met à protester véhémentement. Il crie la faim comme une girouette crie le vent.

J’en fais part à Duboin.

— Avant de te mettre au turf, faut morganer, assure-t-il. Quand t’as le ventre vide, t’es juste bon à servir de tambour. Annonce-toi, mon chef vient de mettre au point un poulet au curry pour lequel la reine d’Angleterre parle d’abdiquer.

CHAPITRE III

L’une des particularités — et l’un des mérites — du poulet au curry, c’est de donner soif.

Duboin a justement pour les gosiers fourbus un Pommard qui ne vient pas de la coopérative des scaphandriers de la Haute-Savoie. Du nectar ! On en lichetrogne 30 décilitres lui et moi, et après, on tombe d’accord sur le fait que la vie vaut d’être vécue. Cette constatation admise, on en fait une deuxième après avoir regardé la pendule : il est près de minuit.

— Tu vas pas te taper la route à ces heures ! émet Duboin.

— Pourquoi pas ?

— Tu vas arriver dans le patelin du clebs au milieu de la nuit. Toutes les lourdes seront bouclées. Les pégreleux ça pionce, on te l’a jamais dit ?

— Justement, je fais, après une seconde de réflexion ; les paysans ne sont pas trop portés sur la jactance. Ils ont les jetons et craignent toujours qu’on foute le feu à leur grange. Si je leur saute dessus en pleine nuit, du point de vue choc psychologique, ça peut donner des résultats, tu y es ?

— Ma foi, tu es meilleur juge que moi. Seulement, m’est avis que tu poétises en voulant faire de la psychologie avec les terreux. C’est tout faux derche et compagnie.

Moi, je ne partage pas son opinion ni son pessimisme.

On s’en serre cinq et je déhote. Je tombe dans les lacets des Alpes à une allure qui rendrait Fangio hargneux. La nuit est pleine de machins qui scintillent. Y a aussi la lune ; mais cette fois, c’est au drapeau japonais qu’elle joue, car elle est ronde comme la bille de Dario Moreno. Il fait bon. Je traverse Grenoble, puis Voiron, et je chope la grande rectiligne. C’est un plaisir que de se baguenauder avec la jeep de Duboin. À cent à l’heure, j’entre dans La Grive.

Le bled est assez tartignol. C’est un alignement de maisons tristes le long de la nationale. Je reconnais l’endroit où j’ai achevé le chien blessé. C’est à deux pas d’un bistrot. On voit qu’il s’agit d’un bistrot, car il y a deux fusains poussiéreux dans des caisses peintes en vert pomme et une réclame pour Coca-Cola.

Pourquoi j’essayerais pas d’attaquer tout de suite ?

Un troquet, c’est un endroit où on connaît les choses.

Je m’avance et je cogne le volet masquant la porte vitrée.

Un moment s’écoule. Je n’entends que le bruit de ma respiration. Je recommence.

Alors une lumière jaillit par une fenêtre du premier étage.

Un visage aux contours imprécis se penche, une voix de femme pose la traditionnelle question :

— Qu’est-ce que c’est ?

Et à cette question, je fais la réponse magique :

— Police…

— Seigneur ! balbutie la femme.

Ces choses essentielles étant dites, elle retire sa partie supérieure de la croisée. Deux minutes plus tard, elle ouvre la porte.

— Vous êtes la bistrote ? je demande…

— Oui…

Elle cligne des yeux. Elle a des tifs qui pendent de chaque côté de sa figure. Sa robe de chambre sortie tout droit d’une poubelle de bidonville. Cette brave dame frise la cinquantaine. Elle friserait peut-être aussi ses douilles si elle avait pour dix ronds de coquetterie, mais cette denrée est ignorée dans son troquet. Elle ne s’est pas lavée depuis la fois où elle a été coincée par l’orage, ayant oublié son pébroque ; elle shlingue l’abattoir.

J’entre. Le bistrot est minable.

— Qu’est-ce que c’est ? répète-t-elle avec anxiété.

Ses pieds sont nus dans des mules éculées.

Je lui montre ma carte.

— Pardonnez-moi de vous déranger en pleine nuit, dis-je. Mais le service commande.

Je la bigle en plein dans les carreaux pour lui éviter la tentation de mentir.

— Voici une dizaine de jours, fais-je, un chien a été écrasé sur la route, à deux pas d’ici. Vous vous souvenez ?

— Un chien…, s’ahurit-elle.

— Oui, vous savez, ces bêtes qui ont quatre pattes, un museau pointu et qui font « ouhaou ! ». Ce chien dont je vous parle était blanc. Ce devait être un vague loulou issu d’un croisement avec un employé du gaz…

— Oh oui ! s’écrie miss Crasse…

Elle ajoute :

— Il était au bord du fossé, près de la pompe à essence ?

— Juste…

Je monte le voltage de mon regard. Tel que je suis à cet instant, j’hypnotiserais une douzaine de cobras.

— À qui appartenait-il, ce bon toutou ?

Elle ne quitte pas mon regard.

— Je ne sais pas, dit-elle.

— Voulez-vous dire que vous ne connaissez pas — au moins de vue — les chiens de ce pays ?

Elle met un moment à comprendre.

— Si, dit-elle enfin. Seulement çui que vous me causez était pas du pays. Dédé, le boueux qui passe pour les ordures, le connaissait pas non plus. On a pensé qu’il était tombé d’une auto… Ça arrive…

Je fais la grimace en songeant qu’elle dit peut-être vrai.

— Qu’est-il devenu ? je questionne.

— Le chien ? demande-t-elle, effarée.

— Oui.

— Ben, Dédé l’a ramassé avec les poubelles…

— Et où habite-t-il, Dédé ?

Elle s’avance sur le seuil de son estanco et me désigne une maison au loin, dans les champs, en bordure d’un chemin de terre.

— Là-bas.

— Merci.

Je la regarde en fronçant les narines.

— Je ne veux pas vous importuner davantage, chère madame, votre bain doit être en train de refroidir.

Elle ouvre la bouche, moins pour exposer ses chicots ébréchés que pour témoigner de sa stupéfaction. Après cette visite, les idées préconçues qu’elle pouvait entretenir sur la police seront à réviser.

Je la laisse, plantée dans l’encadrement de la porte sur ses guiboles desséchées, pareille à ces personnages de cauchemar qui sont tombés d’un rayon de lune sans se casser la gueule.

Le clebs n’était pas du pays !

Je suis marron, salement marron !

Je me répète alternativement ces deux phrases en descendant le chemin qui conduit chez Dédé, le préposé à la voirie.

Au fait, que vais-je faire chez cet honorable fonctionnaire municipal ? Lui demander ce qu’il a fait du cadavre de Médor ?

Il l’a certainement balancé sur un tas d’immondices.

Et en admettant que je puisse le récupérer, je ne vois pas ce que ça m’apporterait de plus. Un cadavre de chien n’est pas aussi bavard qu’un cadavre d’homme. Il n’a pas d’empreintes digitales classées au fichier de la maison poulagas, il n’a pas de marque de blanchisseuse à son pelage, non plus que des marques de tailleur… On ne peut pas prélever la crasse enfouie sous ses ongles pour analyser les poussières ; son autopsie ne signifie rien… Bref, tout ça est stupide et si jamais mes collègues apprenaient cette démarche, ils se foutraient tellement de ma hure que je serais obligé de m’acheter une fausse barbe pour traverser Pantruche !