La nature, quand elle fait la belle, me rend dingue. Moi je vous l’ai déjà dit et je vous le répéterai jusqu’à ce que ça vous fasse saigner le tympan : je suis poète.
Ma vraie vocation : c’était d’aligner des trucs de douze pieds au lieu de flanquer mon pied dans le soubassement de mes contemporains.
J’aurais fait rimer des mots qui ne riment pas à grand-chose et qu’on aurait publiés dans des revues hermétiques comme des boîtes de sardines, j’aurais eu un triomphe, j’aurais appris à m’examiner le nombril devant mon armoire à glace ; j’aurai calcé des baronnes. Les vieilles dames m’auraient appelé « maître » et les jeunes gens « vieux con », bref j’aurais été quelqu’un et, en ce moment où le jour se lève sur un nouveau mystère de ma carrière de flic, je serais en train d’éblouir un auditoire avec des imparfaits du subjonctif.
Mais la vie est la vie. Un homme penche du côté où il doit tomber. Moi, je suis tombé dans la rousse parce que j’avais des dispositions certaines. Inutile de se frapper. Quand on joue à la belote, faut pas envier les brèmes de son adversaire, on doit se contenter des siennes et s’en servir pour le mettre capot, c’est pas votre avis, bande de lavements ?
Donc, c’est l’aube aux doigts de velours dans toute sa splendeur.
Les jouvencelles soupirent en rêvant à ça, mais elles ne peuvent qu’y rêver because elles sont bien trop feignasses pour se tirer des torchons à quatre plombes du mate !
Je repère soudain un zig en bordure de la route. Lui, il paraît pas sensible au lever du jour. Il a une pioche sur l’épaule et une musette en bandoulière.
Il va peut-être pouvoir m’indiquer une auberge où je pourrais en écraser.
Je stoppe à sa hauteur et je lui demande le tuyau.
Il me regarde et ma gueule doit lui paraître admissible, car il me conseille d’aller à cent mètres. Y a un garage-bistrot, avec des piaules disponibles.
Un filet de fumée sort de la maison indiquée. C’est bon signe.
Les volets n’ont pas été ôtés encore, mais un rai de lumière filtre sous la porte.
Je frappe. Un bonhomme d’un certain âge vient m’ouvrir. Il a autour de la taille, pardessus sa chemise, une ceinture de flanelle rouge.
Je lui fais part de mes desiderata. J’explique que j’ai voyagé toute la nuit et que je suis groggy. Une tasse de jus et un pucier me raviraient.
— Entrez, dit-il.
CHAPITRE V
Le café du zig a un goût de chaussettes trop portées. Mais je pense fort à tous les héros qui sont morts pour nous assurer un avenir meilleur, et ça m’aide à avaler ma tasse.
Et puis, après tout, c’est chaud !
Cet acte de courage accompli, je me sens aussi fourbu que le coureur cycliste qui aurait, par erreur, accompli le tour de France en une seule journée. Mes guiboles sont en caramel et c’est du sirop d’orgeat qui circule dans mes veines.
— Voulez-vous me montrer ma chambre ? je demande au cabaretier.
Il me dit de le suivre. On s’engage dans un escalier de bois aux marches branlantes.
— Faites attention, m’avertit l’hôte à la ceinture rouge.
La recommandation n’est pas superflue. Le dernier gars qui a monté cet escadrin en étant schlass n’est plus là pour en parler. Faut avoir travaillé dix ans chez Barnum pour gravir cet étage.
Enfin, on parvient au premier. Le mec pousse une lourde qui gémit de toutes ses forces pour réclamer une purge.
La piaule qu’il me destine conviendrait à la rigueur à un moine en veine de mortification. C’est crado, pourri, et les araignées ont garni la pièce de tulle, comme le fait Raymond Rouleau dans ses spectacles.
— Voilà, fait mon mentor, vaguement gêné, c’est pas sensationnel, mais on est à la campagne.
— Ça vaut le Négresco, j’affirme.
Comme il ne connaît pas le Négresco, il dit que c’est très possible.
— Avez-vous besoin de pisser ? me demande-t-il.
Cette question de confiance me surprend un peu.
— Pas pour le moment, dis-je, mais ça m’arriverait avant Noël que j’en serais pas tellement surpris…
— Bon, fait-il… Que je vous dise, pour les vécés…
Lui, c’est le mec scatologique, on n’y peut rien, faut le subir.
Je soupire.
— Pour les vécés, dit-il, vous allez derrière la maison…
— O.K., je trouverai, dis-je.
— Non, poursuit-il… Parce que derrière la maison, y a le jardin… Vous allez tout au fond du jardin… Vous voyez une terre labourée, c’est là…
Il se décide à filer au moment où moi je vais me décider à le passer par la fenêtre.
Je tapote un peu le dessus du pucier, histoire d’avertir les punaises que le ravitaillement arrive, et je me laisse choir dans du moelleux.
Deux secondes plus tard, je ronfle tellement fort que les voisins du gars viennent lui demander s’il est content de sa nouvelle scie à moteur !
Je me réveille avec le sentiment bizarre qu’il s’est passé quelque chose…
Ça me gêne aux entournures. Je vais à la fenêtre, il fait un temps potable… Je m’étire et remplis mes éponges du bon air de la cambrousse. La nature est verdoyante. Ça fait du bien, une cure de chlorophylle.
En bas de ma fenêtre, il y a la pompe à essence. Puis la grande route où les voitures passent avec un grand Rrran ! En face, un chemin secondaire grimpe à un village niché au sommet d’une côte.
Je continue à renifler l’air pur, mais dans ma calbombe, les idées se mettent à circuler comme un flot de tires lorsque le signal passe au vert.
Je remarque que beaucoup de voitures débouchant sur la grande route par ce chemin s’arrêtent au poste d’essence pour prendre de la tisane…
Alors mes idées s’attellent les unes derrière les autres en un convoi tout ce qu’il y a de pépère.
Je me dis que la bonne femme à vélo venue prendre des nouvelles du cador chez Dédé doit habiter la région. Cette grognace doit disposer d’un moyen de locomotion plus efficace que la bécane… donc, d’une voiture. Une femme capable de balancer cinquante raides à un truand comme le Dédé pour lui fermer le clapet à au moins une Talbot dans son garage.
Si elle habite la région, si elle a une guindé, elle prend de l’essence quelque part. Alors, pourquoi n’en prendrait-elle pas chez mon logeur ?
Je descends.
Le vieux est occupé à faire revenir des oignons dans du beurre.
Sur la table, il y a un morceau de bœuf large comme la fesse gauche de Nahalia Jackson.
Mon estomac me tire délicatement par la manche et me chuchote qu’une tranche de bidoche sautée aux oignons a toujours constitué son idéal.
Je fais part de cette réflexion au pompiste.
Il dresse mon couvert en face du sien. Un quart d’heure plus tard, on s’explique avec la bidoche.
Il n’est pas causant, le patron, mais pas bourru non plus.
Il a une drôle de manie qui le fait regarder ses interlocuteurs de bas en haut, puis de haut en bas.
Je profite d’un moment où ses chasses passent à la hauteur des miens pour lui dire que son poste a l’air d’un bon petit job, et je lui demande s’il est content.
Il me répond par l’affirmative.
— D’autant plus, je renchéris, que le coin n’est pas mal…
Comme il y est né, il le trouve sensationnel.
— Une grande route comme ça, je lui dis, elle ferait des ronds si elle se trouvait entre Paris et Fontainebleau !
— Pour sûr, admet-il…
— Doit y avoir des gens en vacances, dans le secteur ?
— Pas tellement, assure-t-il.
C’est le moment de placer mon thermomètre.
Vous avez pu vous rendre compte du détour que j’ai pris pour ne pas effaroucher le mec.
— Tiens, au fait, je dis, l’autre jour, en passant, j’ai aperçu quelqu’un de connaissance : une dame… Elle était à vélo, moi je roulais avec un ami, on était pressé… Bref, je ne me suis pas arrêté… Je le regrette, c’était une chic fille… J’aurais plaisir à la rambiner.