— Bien sûr, fait-il… Une femme, ça fait toujours plaisir de la retrouver, surtout quand y a longtemps…
« Moi, enchaîne-t-il, ça m’est arrivé avec l’Angèle… On avait fêté les conscrits ; c’était une luronne. Chaude comme de la braise, et qui rechignait pas pour se mettre à la renverse…
J’ai fait un beau coup. Voilà mon gnaf parti dans ses souvenirs, à me raconter par le menu les grains de beauté d’Angèle et comment elle bramait quand il lui faisait la « brouette chinoise » et la « lettre recommandée »…
Enfin, je sais qu’un mec qui se raconte est un terrain propice. Les hommes, c’est comme les haricots secs, faut les mettre tremper dans leurs souvenirs pour les attendrir.
L’émotion lui donne soif ; je profite de ce qu’il se carre le renifleur dans un godet pour revenir à mon sujet.
— Cette fille, plus j’y pense, je murmure, la voix noyée, plus je regrette de pas m’être arrêté. Mais peut-être que vous l’avez aperçue ?
— C’est possible, il admet, l’ancien bouillaveur d’Angèle, c’est possible.
Mais je me rends bien compte que mes amours à moi lui importent à peu près autant que la santé de l’empereur du Japon.
Pourtant, comme je suis un client et que la tradition — cette bonne vieille tradition française dont le boss est friand — veut qu’on soit poli avec les michés, il m’écoute.
— Elle est belle, je reprends. Grande, mince, brune, avec des yeux noirs qui vous regardent droit dans le slip. Son goût, à elle, c’est le bleu. Une vraie marotte. Elle porte un imperméable bleu, elle a un vélo bleu, une bague bleue…
— Une bague, murmure le vieux tordu.
— Énorme ! je précise… Vous voyez qui je veux dire ?
— Oui, dit-il, je l’ai aperçue deux ou trois fois…
— Sans blague !
— Oui…
— Vous savez où elle crèche ?
— Non, dit-il.
Le désappointement me pince l’oreille. Pourtant je viens d’obtenir un renseignement précieux. Je viens d’acquérir la preuve que la femme au chien écrasé pioge bien dans les parages.
— Oh, écoutez, petit père, je dis, faudrait que vous me donniez des tuyaux maison. Cette fille, y a pas, faut que j’y foute la pogne sur le baigneur. Merde, une gonzesse comme elle, on irait en Amérique à la nage pour la retrouver… Voyons, lorsque vous l’avez vue, elle était à vélo ?
— Une fois, réfléchit le marchand de sommeil ; et puis une autre elle était en auto. Elle a pris de l’essence ici ; c’est même cette fois-là que j’ai repéré sa grosse bague. Vous croyez que c’est un diamant de couleur ?
— Mieux que ça, je lui affirme, c’est de la carafe biseautée !
— Pas possible ! s’étrangle cette lavasse.
— Parole d’homme…
Je reprends, pendant qu’il est chaud :
— Sa bagnole, c’était quoi ?
— Une DS.
— Quelle couleur ?
— Noire.
— Elle était seule, dedans ?
— Non, y avait un homme, un type d’Afrique…
— Un nègre ?
— Pas en plein, plutôt un arabe, mais pas le genre marchand de cacahuètes… Tout ce qu’il y a de bien habillé… Il conduisait…
— L’auto était immatriculée dans quel département ?
— Pas remarqué…
— Elle venait d’où ?
— Du chemin en face…
Je l’embrasserais s’il était rasé depuis moins d’un an.
L’auto sortait du petit chemin. Ça veut dire qu’en empruntant cette voie et en demandant à tous les gens que je rencontrerai s’ils savent quelque chose au sujet d’une femme à bague bleue, à DS noire, à arabe élégant, je finirai par obtenir un résultat tangible…
— Mettez une tournée de gnole, petit père, on va trinquer à la santé d’Angèle !
Je remonte le chemin jusqu’au village et une fois là, j’avise deux commères en train de jacter devant la porte d’une boulangerie.
C’est du nanan que de marner avec de la ravelure. Les vieilles peaux de cet acabit ont toujours des tuyaux à refiler à qui leur en demande.
Je soulève poliment mon bada, et j’expose ma petite affaire : Je cherche une petite cousine à moi dont je n’ai plus de nouvelles depuis la guerre, etc…
La première vioque secoue ses bajoues.
— Non, mon bon monsieur, pas vue…
La seconde dit qu’elle a aperçu, en effet, une dame répondant au portrait que je viens de brosser ; mais elle ne sait rien d’elle. Elle l’a vue passer deux ou trois fois, elle n’a pas accordé une grosse attention…
Je continue ma route en deçà du village.
Je parcours ainsi trois bornes au ralenti. Je sens que je brûle.
Les nabus auprès de qui je me rancarde sont comme ma seconde commère : oui, ils ont aperçu ; mais ils n’ont aucune idée sur l’endroit où peut crécher la souris.
Et je continue.
Je parviens à un second village. Alors là, là je fous dans le mille.
C’est à l’épicière que je demande d’éclairer ma lanterne. Et comment qu’elle l’éclaire ! Un vrai projecteur de D.C.A. ! Oui, elle voit parfaitement de qui je veux causer. C’est des gens qui ont acheté une propriété, depuis pas longtemps, dans un hameau perdu qu’on appelle les Serves. Y a quatre maisons dispersées dans les champs. La leur, c’est la dernière. Ils doivent passer leurs vacances ici. On les voit rarement au village où ils ne viennent que pour s’approvisionner.
Y a la femme et un métèque, et c’est tout.
Elle me donne toutes les indications utiles pour trouver le nid. Faut prendre un petit chemin à droite, en descendant de l’église. On longe des embauches cernées de fils de fer barbelés. On continue jusqu’à un bouquet de saules pleureurs. On tourne à droite, on file encore… On dépasse les deux premières maisons. Puis on prend un sentier en face de la troisième…
Je dis merci.
Et en route !
La nature sent la bouse et la terre humide.
Ma jeep tangue dans les profondes ornières. Rappelez-vous qu’il ne faudrait pas organiser un rallye dans cette contrée.
J’arrive aux saules pleureurs. Je ne pleure pas, mais je tourne à droite.
Je dépasse les deux maisons. J’aperçois le sentier en face de la troisième ferme…
Alors je range mon bolide sous les yeux ravis d’une vache et je m’engage dans le sentier.
CHAPITRE VI
La maison dont il est question est tout ce qu’il y a de plus sobre en fait de cambuse.
Imaginez quatre murs avec un toit pardessus et une cheminée, pour faire plus gai.
Le tout en pisé non crépi.
Les orties croissent et se multiplient autour de la bicoque, ce qui dénote de la part de ses habitants une absence totale d’esthétisme.
La propriété est entourée d’une barrière en fils barbelés. Dans la région, ils paraissent avoir une prédilection pour ce genre de clôture.
Un portail de bois fermant grâce à un cercle de fer passé sur les deux montants se dresse devant moi. Je soulève le cercle et le portail s’ouvre sans autre forme de procès.
Apparemment, il n’y a ici rien de mystérieux. Et pourtant, j’éprouve une bizarre sensation…
Vous commencez à être habitués à mes fameuses sensations, hein, les mecs ? Vous n’ignorez pas que j’ai une antenne à part qui m’avertit lorsque quelque chose ne tourne pas très rond.
C’est malgré moi : mon pifomètre se met à faire du morse lorsque quelque chose cafouille quelque part. C’est sans doute à cause de ce petit don que j’ai embrassé, en même temps que pas mal de souris, la noble carrière de flicard.