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Table des matières

Couverture

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I. L'enfant mal aimé

II. Le premier faux pas du grand-duc Paul

III. Un veuf vite consolé

IV. Découverte de l'Europe

V. Gatchina la prussienne

VI. A qui le tour ?

VII. Un tsar qui a peur de son ombre

VIII. Méfiance, incohérence et despotisme

IX. Solitude de Sa Majesté

X. La course à l'abîme

XI. Les ides de mars

Bibliographie

Index

© Editions Grasset & Fasquelle, 2002.

978-2-246-79176-8

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays.

ISBN 2-246-63190-4

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

QUINZE EXEMPLAIRES

SUR VÉLIN PUR FIL DES PAPETERIES MALMENAYDE

DONT DIX EXEMPLAIRES DE VENTE

NUMÉROTÉS DE 1 À 10

ET CINQ HORS COMMERCE

NUMÉROTÉS H.C.I. À H.C.V,

CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE

I

L'ENFANT MAL AIMÉ

Pendant les derniers mois de sa grossesse, la grande-duchesse Catherine s'inquiète, comme n'importe quelle femme enceinte, de la façon dont se déroulera l'accouchement du bébé qu'elle porte dans son ventre et du destin qui lui est promis. Mais à ces appréhensions bien naturelles s'en ajoute une autre, spécifique de sa situation à la cour de Russie. Agée de vingt-cinq ans, mariée à seize ans avec le très jeune et très disgracieux grand-duc Pierre, neveu de l'impératrice Elisabeth et héritier proclamé du trône, elle est restée vierge durant six longues années aux côtés de ce personnage à demi fou, brutal, obsédé par son admiration maladive de la Prusse et impuissant par surcroît. Elle a subi ses sautes d'humeur, sa grossièreté et ses avanies jusqu'au jour où, excédée de tant d'humiliation et de frustration, elle s'en est consolée entre les bras d'un amant, le fringant et habile chambellan, le comte Serge Saltykov. Or, dans le temps même qu'elle bénéficiait de cette radieuse initiation, son mari connaissait, lui aussi, une rénovation sexuelle d'importance. Conseillé par ses proches, il avait enfin consenti à subir la petite opération chirurgicale du phimosis. Un coup de bistouri l'ayant délivré de la légère malformation qui l'empêchait de concrétiser ses désirs, il venait de découvrir la jouissance de l'amour complet. Malgré sa répugnance, Catherine avait été ainsi contrainte de le recevoir à plusieurs reprises dans son lit. Elle n'avait pas renoncé pour autant aux assiduités du beau Serge. Les apparences étant sauves, le jeu aurait pu continuer indéfiniment. Toutefois, à présent qu'elle est fécondée, elle se demande qui est le père ? Le grand-duc Pierre ou Saltykov ? Peu importe ! L'essentiel est que l'enfant naisse, sain et vif, et qu'il soit reconnu dans ses droits héréditaires. Plus tard, quand elle écrira ses Mémoires, elle laissera planer quelque doute sur la filiation exacte de son rejeton, mais, dans l'immédiat, elle prétend, sans sourciller, qu'elle abrite dans son sein l'authentique héritier de la couronne de Russie. Derrière les murs du palais, toute la nation attend avec un espoir quasi mystique qu'elle mette au monde le futur maître de l'empire. Catherine le sait et elle est à la fois émue et inquiète de sa responsabilité devant tous ces gens pour qui elle n'est encore qu'une étrangère russifiée. Petite princesse allemande, née à Stettin, en 1729, c'est avec courage et lucidité qu'elle a accepté de s'expatrier dans ce pays que l'on dit barbare. Sa seule idée était d'accéder un jour à la suprématie dont elle rêvait depuis son enfance. Avec un zèle méritoire, elle a appris le russe, s'est initiée aux usages de sa nouvelle patrie, et, élevée jadis dans la religion luthérienne, sous le nom de Frédérique-Sophie d'Anhalt-Zerbst, s'est convertie, avant son mariage, à la religion orthodoxe, sous le nom de Catherine Alexeïevna. La grâce très féminine de ses manières cache une volonté de bronze, et son goût de la volupté s'allie, dans son esprit, à un secret besoin d'action, et à un intérêt marqué pour la culture française. Mais, pour l'instant, elle n'est sensible qu'aux manifestations tout animales du foetus qui remue en elle et demande à sortir.

Enfin, le 20 septembre 1754, à neuf heures du matin, après une longue torture subie en présence de l'impératrice Elisabeth, du grand-duc Pierre et de quelques intimes, Catherine accouche d'un fils normalement constitué et superbement vagissant. Grâce à elle, l'avenir de la dynastie des Romanov est assuré. On ne lui demandait pas autre chose. Deux cent un coups de canon, tirés des remparts de la citadelle, annoncent la bonne nouvelle aux sujets de la tsarine. Dans les palais des seigneurs comme dans les isbas des moujiks, chacun remercie le Ciel d'avoir répondu aux vœux de la nation.

Ayant ainsi rempli son rôle de génitrice, Catherine croit que la seconde partie de sa mission consistera à veiller sur la santé et l'éducation de son fils. Mais l'impératrice Elisabeth en a décidé autrement. A son avis, qui a force de loi, Catherine n'est qu'un ventre. Une fois sa besogne accomplie, elle n'a plus qu'à s'effacer et, si possible, à disparaître. Le nouveau-né appartient à la Russie tout entière et donc à la tsarine qui l'incarne. Après l'ondoiement de l'héritier du trône, qui reçoit le prénom de Paul, elle le fait enlever à ses parents et emporter, par une sage-femme, dans ses appartements personnels. Là, elle le confie à une demi-douzaine de nourrices triées sur le volet. Ce sont de vieilles paysannes illettrées, mais leur dévouement supplée à leur ignorance et à leur manque d'hygiène. Laissée seule, exténuée, suante, le visage baigné de larmes, Catherine ravale son chagrin et sa colère. Tandis que son mari fête l'événement en se soûlant à mort avec ses habituels compagnons de beuverie, elle mesure son infortune au milieu de cet univers d'apparat, de tradition, de cruauté et de mensonge. Est-ce parce que la tsarine est jalouse de la jeune épouse de son neveu ou parce qu'elle doute qu'avec sa réputation de libertinage Catherine soit capable d'élever un enfant au destin historique ? Toujours est-il que Sa Majesté interdit toute relation de tendresse entre la mère et le fils. Elle exige qu'ils demeurent étrangers pour n'être pas contaminés l'un par l'autre. Entre le mois de septembre 1754 et le printemps 1755, Catherine n'est autorisée à voir le petit Paul que trois fois, brièvement, et toujours en présence de Sa Majesté. Mais, si la tsarine veille à écarter la grande-duchesse de ce marmot exceptionnel, elle n'a guère le temps de s'en occuper elle-même. Absorbée par les soucis de la politique et les plaisirs de la débauche, elle laisse le soin de la première éducation du gamin aux bonnes grosses servantes qu'elle a choisies pour le mignoter et le nourrir. Craignant pour lui le moindre courant d'air, ces femmes l'étouffent sous les couvertures et n'aèrent jamais sa chambre. Ayant pu apercevoir l'enfant, dans son petit lit, au cours d'une visite clandestine, Catherine écrira : « On le tenait dans une chambre extrêmement chaude, emmailloté dans de la flanelle, couché dans un berceau garni de fourrure de renard noir, on le couvrait d'une couverture de satin piqué et doublé d'ouate et, par-dessus celle-ci, on en mettait une de velours, couleur de rose, doublée de fourrure de renard noir. Je l'ai vu moi-même après cela bien des fois, ainsi couché ; la sueur lui coulait sur le visage et de tout le corps1. »

De santé précaire, Paul, en grandissant, est enclin aux rhumes, aux indigestions, aux divagations de toutes sortes et aux crises nerveuses. Au moindre bruit suspect, il tressaille et se réfugie derrière un meuble, un rideau, ou dans son lit. Pour le distraire, les servantes attachées à sa personne lui débitent à longueur de journée des contes de fées aux péripéties surnaturelles. A leur contact, il devient familier de toutes les superstitions popu-laires. Les diables, les gnomes, les sorcières, les farfadets n'ont bientôt plus de secrets pour lui. Il voit partout des présages et des menaces. Ses angoisses puériles atteignent leur paroxysme dès que la tsarine entre dans sa chambre. Il la redoute à l'égal d'une émissaire de l'au-delà. Si elle vient à lui, ce ne peut être que pour lui apporter une mauvaise nouvelle. Même les domestiques affectés au service direct de Sa Majesté lui semblent nourrir des intentions maléfiques. Un jour, alors qu'une servante de l'impératrice fait claquer la porte derrière elle en venant le voir, il est saisi d'une telle frayeur qu'il se cache sous la table et s'agrippe à un pied du meuble en tremblant et en grinçant des dents.