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Sur l'ordre de Sa Majesté, le cercueil de la défunte est déposé au couvent Saint-Alexandre-Nevski. Il n'y a pas de deuil officiel. Le grand-duc n'assiste pas aux obsèques. Quant à l'impératrice, dès l'enlèvement du corps, elle s'emploie à faire place nette dans les appartements de feu la grande-duchesse, afin qu'aucun souvenir de la disparue ne vienne aviver les regrets de Paul. Elle devine que, sans l'accuser ouvertement, il la tient pour responsable de son malheur. Privé d'amour, il se livre à la haine. Il a besoin de se venger pour moins souffrir. Pleurant, hurlant et injuriant son entourage, il voudrait entraîner le monde entier dans sa démence. Or, plus il s'abandonne à ses obsessions funèbres, et plus l'impératrice se raidit dans une lucide volonté de sauvetage. Sans le dire à son fils déboussolé, elle estime que son devoir de mère est de lui trouver d'urgence une autre femme. Elle écrit à Potemkine, dont la discrétion lui est acquise, pour lui faire part de son plan : expédier le grand-duc à Berlin, lui choisir une princesse allemande disponible en remplacement de la précédente, obliger la jeune fille à se convertir et marier dare-dare les deux tourtereaux, à Saint-Pétersbourg. Ayant précisé la marche à suivre, elle conclut le billet par cette recommandation à son amant : « Motus jusqu'à ce que tout soit en train. »

En attendant de lancer cette nouvelle chasse à la fiancée idéale, Catherine inspecte, à tout hasard, les papiers personnels laissés par Nathalie. Profitant d'une absence de Paul, elle force les tiroirs d'un secrétaire et y découvre, comme elle l'espérait, la correspondance amoureuse de la jeune morte avec André Razoumovski. Par charité envers son fils, qu'une révélation aussi humiliante risque de pousser à la folie, elle devrait brûler ces lettres et laisser le malheureux dans ses illusions. Mais elle ne saurait se satisfaire de ce pis-aller. Quand la gangrène atteint un membre, il faut se résoudre à l'amputation. Dans les sentiments aussi, l'acte chirurgical s'impose lorsque les remèdes habituels ont échoué. Avec une froideur calculée et un rien sadique, Catherine va trouver son fils au milieu de ses divagations éplorées et lui fourre sous le nez les preuves de son infortune. Muet d'horreur, il lit et relit ces phrases qui condamnent l'infidèle, alors qu'il était sur le point d'en faire une sainte. Puis, tout à coup, sa fureur éclate. Le couvercle de la marmite a sauté. Il vocifère à en ameuter le palais. Catherine, en face de lui, attend que la crise soit passée. Enfin, les nerfs rompus, il s'effondre et se déclare résigné à suivre les conseils de sa mère. Elle triomphe. Une fois de plus, son fils a plié le genou devant elle. Avec un peu de diplomatie et beaucoup d'autorité, elle en fera ce qu'elle voudra. Au baron Grimm, qui vient de lui envoyer une lettre de condoléances, elle écrit d'une plume guillerette : « Je ne réponds jamais aux jérémiades [...] Tout de suite, j'ai mis les fers au feu pour réparer la perte et par là j'ai réussi à dissiper les profondes douleurs qui nous accablaient [...] Et puis, j'ai dit : "Les morts étant les morts, il faut penser aux vivants. Puisqu'on a cru être heureux, qu'on a perdu cette croyance, faut-il désespérer de la reprendre ? Allons, en deux mots, cherchons-en une autre ! — Mais qui ? — Oh ! j'en ai déjà une en poche ! — Comment, déjà ? — Oui, oui, et même un bijou !" Et ne voilà-t-il pas la curiosité en mouvement : "Qui est-ce ? Comment est-elle ? brune, blonde, petite, grande ? — Douce, jolie, charmante, un bijou, un bijou [...]" Et voilà que les cœurs serrés commencent à se dilater5. »

La première mesure concrète décidée par l'impératrice est l'éloignement d'André Razoumovski, expédié en mission diplomatique à Reval ; la seconde est la confidence faite au prince Henri de Prusse, qui séjourne à Tsarskoie Selo, des intentions matrimoniales de la cour de Russie. Henri de Prusse se fait fort de mettre la main sur l'oiseau rare dans la volière à fiancées de son frère, le roi Frédéric II. Il songe notamment à la princesse Sophie Dorothée de Wurtemberg, dont la candidature n'avait pas été retenue lors de la première prospection, en 1772, à cause de son jeune âge. Certes, elle vient d'être promise au prince Louis de Hesse-Darmstadt, mais Henri de Prusse ne doute pas de pouvoir éliminer ce fragile obstacle. Quand il s'agit du bonheur d'une demoiselle aussi intéressante, un petit prince de Hesse-Darmstadt ne pèse pas lourd en comparaison d'un grand-duc de Russie, celui-ci fût-il veuf et inconsolable.

Une correspondance secrète s'échange entre les chancelleries. On prépare dans la fièvre le départ de Paul pour Berlin. Le grand-duc, encore hébété de chagrin et de honte, fait de louables efforts pour se dominer. Encouragé par son entourage, il finit par se découvrir, lui aussi, impatient de rencontrer Sophie-Dorothée, dont on lui chante, de tous côtés, les louanges. Il prend la route, en grand équipage, avec une suite digne d'un monarque. Le prince Henri de Prusse l'accompagne. A Riga, première halte du voyage, le prince Henri reçoit une lettre de Catherine : « Je ne crois pas qu'il y ait d'exemple d'une affaire de cette nature, traitée comme celle-ci. Aussi est-ce la production de l'amitié et de la confiance la plus intime. Cette princesse [Sophie-Dorothée] en sera le gage. Je ne pourrai la voir sans me ressouvenir comment cette affaire a été commencée, menée et finie par la maison royale de Prusse et de Russie6. »

Au cours du trajet, la curiosité de Paul s'aiguise au point qu'il se demande s'il n'est pas tombé amoureux de Sophie-Dorothée avant de l'avoir vue. La rencontre a lieu, comme prévu, à Berlin, sous les auspices de Frédéric II. En découvrant la fraîche et délectable fiancée qu'on lui destine, Paul oublie instantanément son deuil et songe, sans scrupule, à un nouveau bonheur. La jeune fille, âgée de dix-sept ans, le dépasse d'une demi-tête. Elle a le cheveu d'un blond filasse et un regard bleu délavé. Nièce du prince de Wurtemberg, elle a grandi dans la résidence provinciale d'Etupes, comté de Montbéliard, sur la route de Bâle, loin des fastes et des intrigues de la cour de Prusse. Fervente lectrice de Jean-Jacques Rousseau, elle est à la fois sentimentale, innocente et simplette. D'emblée, Paul est conquis par son air de pureté et de soumission. Le 11 juillet 1776, au lendemain de son arrivée, il écrit à Catherine : « J'ai trouvé la fiancée de mes rêves : grande, svelte, jolie, point trop timide, ses réponses sont promptes et intelligentes, et si l'effet qu'elle a produit sur mon cœur est déjà connu, le sien non plus n'est pas resté insensible [...] Mon choix est arrêté7. »