Ce qui, à ses yeux, rend Sophie-Dorothée doublement désirable, c'est le fait qu'elle lui soit recommandée par Frédéric II. A l'instar de son père putatif, il a, pour ce roi guerrier, l'attirance d'un disciple envers son maître. Cette vénération ancestrale enveloppe, chez Paul, l'ensemble de la Prusse, avec ses habitants, ses mœurs et son histoire. En épousant Sophie-Dorothée, ce sera, pense-t-il, comme s'il épousait Frédéric II. Un hommage rendu à tout un pays à travers une femme. De son côté, Sophie-Dorothée annonce à sa confidente, la baronne d'Oberkirch : « J'ose me flatter d'être très aimée de mon cher promis, ce qui me rend bien heureuse8. » Les feux d'artifice, les bals et les salves d'artillerie se succèdent pendant quelques jours pour saluer l'heureuse alliance de Sophie-Dorothée avec Paul, et, par conséquent, de la Prusse avec la Russie. Cependant, Frédéric II, plus perspicace que la majorité de ses contemporains, juge le caractère du grand-duc fort inquiétant pour un futur chef d'Etat. « Le jeune prince parut altier et violent, lit-on dans ses Mémoires, ce qui faisait appréhender à ceux qui connaissent la Russie qu'il n'eût de la peine à se soutenir sur le trône, où, devant gouverner une nation dure et féroce, gâtée par le gouvernement mou de quelques impératrices, il aurait à craindre un sort pareil à celui de son malheureux père9. »
En arrivant à Saint-Pétersbourg, Sophie-Dorothée est accueillie par l'impératrice avec une sollicitude toute maternelle. Cette fois, Catherine est sûre d'avoir fait le bon choix. Dans son euphorie, elle écrit à Mme de Bielke : « Je vous avoue que je me suis engouée de cette charmante princesse, mais engouée à la lettre. Elle est précisément telle qu'on la voudrait : taille de nymphe, teint de lys et de rose, la plus belle peau du monde, grande et avec de la carrure ; elle est légère ; la douceur, la bonté de son cœur, la candeur sont répandues sur sa physionomie ; tout le monde en est enchanté et quiconque ne l'aimera pas aura tort. »
Convertie en un tournemain à la religion orthodoxe, la jeune fille reçoit le titre de grande-duchesse et troque son prénom original de Sophie-Dorothée contre celui de Marie Fedorovna. Au lendemain des fiançailles, elle signe spontanément, à l'intention de Paul, la déclaration suivante : « Je jure par ce papier de vous aimer, de vous adorer toute ma vie et de vous être toujours attachée, et rien au monde ne me fera changer à votre égard. Ce sont là les sentiments de votre à jamais tendre et fidèle promise. »
Le 26 septembre 1776, l'archevêque Platon célèbre le mariage des deux jeunes gens. Au comble de la félicité, Paul écrit à Henri de Prusse : « Partout où ma femme vient, elle a le don de répandre la gaieté et l'aisance, et elle a l'art, non seulement de chasser les papillons noirs, mais même de me rendre la bonne humeur que j'avais entièrement perdue pendant ces trois malheureuses années. » Par ailleurs, il mande au baron Osten Sacken : « Vous voyez que je ne suis pas de marbre et que je n'ai point le cœur aussi dur que bien des gens le pensent ; ma vie le justifiera10. »
Alors même qu'elle écrit à sa confidente, la baronne d'Oberkirch, « ce cher mari est un ange, je l'aime à la folie », la nouvelle grande-duchesse Marie s'offusque de la liberté de mœurs qui règne à la cour. Autour d'elle, à tous les étages, ce ne sont qu'intrigues, cancans et coucheries. L'impératrice donne l'exemple du dévergondage. Les favoris défilent dans son alcôve. Zavadovski, puis Zoritch succèdent au superbe Potemkine, lequel reste cependant très proche du trône, sinon du lit de Sa Majesté. A tout moment, la morale est bafouée et Catherine II règle selon son caprice le sort de chacun. Même Paul, après s'être rebellé contre sa mère, la laisse diriger d'une main d'acier les affaires de sa famille comme celles de l'Etat. Négligeant la politique qui l'ennuie et sur laquelle il ne peut exercer aucune pression, il se passionne, de plus en plus, pour les menus détails de la vie militaire. En relayant Pierre III dans son ancienne manie, il a l'impression de prouver, au regard des sceptiques, qu'il est bien le fils du tsar défunt. Il met une obstination congénitale à se montrer, comme lui, adepte des théories et des modes prussiennes. Féru d'uniformes et de parades, il avoue préférer les roulements du tambour aux musiques les plus suaves et l'odeur des casernes à celle des salons. Pourtant, entre deux accès d'aberration guerrière, il subit l'influence apaisante de Marie, qui lui prêche la tolérance et l'amour du prochain. Tiraillé entre son goût inné de l'armée et son respect des valeurs morales chères à son épouse, entre son admiration pour l'autorité de sa mère et sa répugnance envers les écarts de conduite dont elle se rend quotidiennement coupable, il écrit, le 4 février 1777, au baron Osten Sacken : « Il est dur de voir, avec mon caractère, que les choses vont de travers et surtout que la négligence des vues personnelles en est la cause : j'aime mieux être trahi en faisant le bien qu'aimé en faisant le mal. »
Cette sentence lapidaire est manifestement l'écho de ce que Marie lui serine, à longueur de journée. Le Ciel veut-il les récompenser l'un et l'autre pour cette pensée édifiante ? Quelques mois plus tard, vers la fin de mai, Paul apprend que sa femme attend un enfant. Sa joie et son orgueil éclatent avec d'autant plus de force que sa première expérience de la paternité s'est soldée par un échec. Le 3 juin 1777, il écrit au père Platon : « Le Seigneur m'a entendu dans mon chagrin et m'est venu en aide : j'ai grand espoir que ma femme est enceinte. » Catherine aussi exulte. Et toute la Russie avec elle. A cette occasion, Sa Majesté offre à Leurs Altesses trois cent soixante déciatines de terre, peuplées de nombreux serfs, près de Tsarskoie Selo, à Pavlovsk.
La grossesse de Marie se déroule sans incidents. A voir l'impératrice s'agiter autour de sa bru, on pourrait croire, selon certains témoins, que c'est elle qui va bientôt accoucher. Et, de fait, déçue par son fils au caractère par trop fantasque, elle met déjà tout son espoir dans son futur petit-fils. Avant même que celui-ci ne soit né, elle le considère comme son véritable successeur et songe à le former, dès son plus jeune âge, à l'exercice du pouvoir. Malgré la somme de travaux qui la sollicitent, elle se prépare à son rôle d'éducatrice en lisant l'Emile de Jean-Jacques Rousseau et les œuvres de Locke, de Basedow, de Lavater. A quarante-huit ans, elle a l'impression d'en avoir vingt-cinq. Elle note dans un carnet les principes de puériculture qu'elle entend appliquer au nouveau-né. Leur rigueur spartiate heurte les usages de l'époque : Sa Majesté estime que, pour former un enfant vigoureux de corps et d'esprit, il faut bannir les bonnets de nuit et les couvertures fourrées, imposer des bains d'eau froide, privilégier les jeux de plein air par tous les temps... Ni le père ni la mère n'osent élever la moindre réserve au sujet de ce programme. L'autorité de Sa Majesté embrasse tous les domaines. Est-ce sa faute si elle ne sait pas aimer sans écraser ?
Enfin, le 12 décembre 1777, à onze heures du matin, Marie accouche, sans complication, d'un superbe bébé qui recevra le prénom d'Alexandre. Cent un coups de canon annoncent la nouvelle aux quatre coins de la ville. Les cloches sonnent. Les courtisans s'embrassent dans les couloirs. La reine de la fête, ce n'est pas la mère, c'est la grand-mère. Tout au long du travail, Catherine s'est tenue aux côtés de sa bru, entre les sages-femmes. Dès que le nouveau-né est apparu et a été nettoyé, emmailloté, ondoyé, elle se saisit de lui et l'emporte chez elle. Marie et Paul ont à peine vu leur fils qu'il a disparu dans les profondeurs du palais. Cet enlèvement du nourrisson de sang impérial est devenu la règle à la cour de Russie. Nul ne songe à y redire. Il reste aux parents, frustrés dans leur affection, l'amère satisfaction d'avoir rempli la besogne dynastique pour laquelle ils ont été accouplés.