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En vérité, elle a hâte d'éloigner ce couple, dont la présence au palais représente un continuel obstacle à ses projets. Au cours d'une conversation à cœur ouvert qu'elle a eue avec Joseph II pendant sa visite, celui-ci lui a suggéré de proposer à son fils et à sa bru un voyage initiatique à travers l'Europe. Ce programme, d'abord écarté, revient à l'esprit de Catherine et elle se résout à y donner suite. Mais elle sait par expérience que, si elle en parle la première à Paul, il refusera de l'écouter, car, désormais, toute proposition venant d'elle le hérisse. Ce qu'il aime d'instinct, c'est la contrarier. Consciente de cette inimitié originelle, elle a recours à une ruse et charge le prince Nicolas Repnine, un familier du jeune ménage, de souffler à l'oreille de Paul que, pour mieux affirmer son indépendance, il devrait exiger de Sa Majesté la permission de partir, avec sa femme, pour une longue expédition hors des frontières. Ravi de cette occasion de braver sa mère, Paul tombe dans le piège et se présente devant l'impératrice avec des revendications dont il ne se doute pas qu'elle est la véritable inspiratrice. Amusée par tant de naïveté, elle feint la surprise, la contrariété, l'hésitation. Le refus est déjà sur ses lèvres. Paul se prosterne à ses pieds ; Marie pleure ; alors Catherine fait mine de céder à l'émotion et autorise, comme à regret, ce voyage imaginé par elle. Toutefois, connaissant la passion ridicule de son fils pour la Prusse de Frédéric II, elle lui interdit de passer par Berlin. Malgré cette restriction, les deux époux remercient avec effusion Sa Majesté qui vient de leur ouvrir les portes de la cage.

Tout serait pour le mieux si le vieux Nikita Panine, qui garde une dent contre Catherine depuis qu'elle l'a relevé de ses hautes fonctions à la cour, ne s'avisait d'éveiller l'attention de son ancien pupille sur les dangers que lui et son épouse courraient en quittant le pays. Ne profiterait-on pas de leur absence pour leur interdire de revenir en Russie ? La tsarine ne prendrait-elle pas prétexte de leur départ pour s'approprier définitivement leur progéniture et publier un manifeste destituant son fils et proclamant son petit-fils héritier du trône ? Anéantis par la possibilité d'une manœuvre aussi machiavélique, Paul et Marie se repentent déjà d'avoir tant insisté pour s'expatrier. Après avoir supplié Catherine de les laisser s'en aller, ils courent la supplier de les garder auprès d'elle. Mais la tsarine tient bon. Ce qui est dit est dit ! Ce tour d'Europe qu'elle réprouvait, elle exige à présent qu'ils le fassent. Leurs deux fils resteront ici. Elle s'en occupera. Et elle écrira régulièrement pour donner aux parents des nouvelles de leurs enfants. Malgré les gémissements et les larmes du grand-duc et de la grande-duchesse, les préparatifs de leur expédition sont accélérés. Le 19 septembre 1781, jour fixé pour la séparation, l'impératrice doit traîner son fils par le bras et le hisser, malade de chagrin et d'angoisse, dans le carrosse, pendant que le prince Repnine soutient la grande-duchesse à demi évanouie. Quand la portière de la voiture se rabat sur Paul et que les chevaux s'ébranlent, il a l'impression qu'on le conduit à l'échafaud alors qu'il n'a commis aucun crime. A moins que ce n'en soit un d'être issu de sang impérial !

La tsarine n'a pas lésiné sur les frais du voyage et la composition de la suite. Derrière l'équipage princier, s'allonge une rangée de berlines pleines de courtisans aux noms illustres. En queue du cortège, viennent les serviteurs, les médecins, les scribes, les cuisiniers. Il y a même, parmi eux, un astrologue chargé de consulter le ciel avant chaque rencontre importante pour Leurs Altesses. Quant aux bagages, ils sont assez nombreux et assez divers pour assurer le bien-être du couple pendant des mois. Par ordre de Sa Majesté, le grand-duc et la grande-duchesse se déplacent incognito, sous le nom de « comte et comtesse du Nord ». Innocent subterfuge, car déjà toutes les cours d'Europe sont au courant de la véritable identité des voyageurs.

Après s'être révolté, Paul découvre, d'étape en étape, le plaisir du dépaysement. Est-ce parce qu'il ne sent pas la présence de sa mère derrière son dos qu'il respire mieux ? Il a même l'illusion d'aimer davantage sa femme depuis qu'ils ne sont plus, tous deux, sous la surveillance d'une duègne couronnée. A croire que leur vrai destin n'est pas de végéter sous des lambris dorés, en Russie, mais de courir les routes, en toute liberté, sous un ciel étranger. Paul se demande, par instants, si, tout compte fait, sa patrie n'est pas l'Europe. Certes, il devra, pour obéir à Sa Majesté, renoncer à la joie de saluer Frédéric II à Berlin, mais il y a tant d'autres raisons de se réjouir et de s'émerveiller en sortant de chez soi !

Pour commencer, on s'arrête à Varsovie, où le roi, Stanislas Poniatowski, ancien amant de Catherine, reçoit le comte et la comtesse du Nord avec une amitié débordante. Marie, qui est d'un naturel réservé, voire bégueule, est gênée par les effusions de cet homme dont le principal mérite est, pense-t-elle, d'avoir couché avec sa belle-mère. Mais Paul le trouve éminemment sympathique et déplore qu'il ait été écarté des milieux politiques de Saint-Pétersbourg et confiné dans les limites étroites de la Pologne. Leurs adieux sont ceux de deux amis, alors qu'hier ils se connaissaient à peine.

Pour Paul, la conviction d'être aimé davantage à l'étranger que dans sa patrie se renforce à mesure qu'on se rapproche de l'Autriche. Toutes les grandes villes qui jalonnent son parcours l'accueillent avec une chaleur qui dépasse les convenances protocolaires. A Vienne, l'empereur Joseph II gratifie les voyageurs d'un banquet monstre, d'un bal masqué et d'une superbe parade, dont Paul est invité à diriger les mouvements. Partout, on acclame l'héritier du trône de Russie en omettant (est-ce par inadvertance ou par calcul ?) de faire l'éloge de l'impératrice. Du plus haut dignitaire au plus humble serviteur, les Autrichiens sont aux petits soins avec le prince itinérant. Afin de lui assurer un séjour agréable dans tous les pays d'Europe, Joseph II écrit à sa nombreuse parentèle dispersée entre les différentes capitales et recommande à ses correspondants d'avoir des égards spéciaux envers leurs futurs visiteurs. Dans sa sollicitude, il va même jusqu'à indiquer à ses proches les préférences culinaires du comte et de la comtesse du Nord. « Ils ne sont pas du tout difficiles pour le manger et généralement aiment en ce genre le simple, mais bon, et les compotes de fruits leur sont particulièrement agréables, mande-t-il à l'un d'eux. Ils ne boivent que de l'eau et Madame la grande-duchesse est accoutumée aux eaux de Seltz, s'il n'y en avait point dans vos environs, une autre eau minérale, légèrement ferrugineuse et qui ne purge point, leur pourra peut-être convenir également1. » Tant de prévenance ne manque pas d'émouvoir Paul, qui commence à se dire que la Prusse n'est pas le seul paradis sur terre, et que la gentillesse de Joseph II est aussi remarquable que le génie militaire de Frédéric II. En outre, le grand-duc est fier de constater que, contrairement à sa mère qui lui dénie toute compétence en politique et ne le consulte jamais sur les affaires de l'Etat, ce souverain étranger recherche son avis sur les grandes questions de l'heure. Charmé par cette preuve de confiance et d'estime, il songe brusquement que l'empereur d'Autriche est peut-être sur le point de devenir pour lui un ami aussi sûr que le roi de Prusse. Marie, elle-même, trouve l'hospitalité de ce pays si exceptionnelle qu'elle incite Paul à y prolonger leur séjour. Son contentement se transforme en gratitude, lorsque Joseph II fait venir ses parents de Montbéliard à Vienne. D'autre part, le grand-duc et la grande-duchesse reçoivent régulièrement des lettres très aimables de Catherine qui leur donne des nouvelles d'Alexandre et de Constantin. Tout va bien, là-bas. Les chérubins sont en excellente santé et ne manquent de rien. Que ce soit au palais ou dans les chambres d'enfants, on s'aperçoit à peine de l'absence du couple princier. Bref, les parents peuvent continuer leur voyage sans le moindre souci.