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Ces informations rassurent Paul, et cependant il ne cesse de craindre l'avenir qui les attend sous la férule de Sa Majesté. Sans doute se serait-il volontiers attardé en Autriche, mais une maladie encore mal connue vient d'y faire son apparition : fièvre, frissons, maux de tête. On dit que cette « grippe » est fort contagieuse et que le meilleur moyen d'y échapper est de se réfugier au soleil, dans quelque pays méditerranéen. Marie ayant été touchée par l'épidémie, il décide brusquement de reprendre la route. Destination : l'Italie, contrée bénie dont le climat guérira sûrement la jeune femme de la toux qui lui déchire la poitrine. Et, de fait, avant même qu'on ait atteint Trieste, la santé de la grande-duchesse se rétablit. La découverte de Venise est, pour elle et pour son mari, une fête. La splendeur de cette ville mi-aquatique, mi-historique, avec ses canaux, ses palais, ses musées, ses mascarades, ses sérénades et ses gondoles, leur donne l'impression de participer à un spectacle permanent. Tout, ici, n'est que façades, pirouettes, confetti et musiques de scène. Après cette cité de la légèreté, ils abordent, à Rome, la capitale de la pesanteur sacrée, des monuments antiques et du catholicisme triomphant. Reçus par le pape, qui daigne souhaiter la bienvenue à ces aimables hérétiques du Nord, et par toute la haute société locale, qui les accable de discours et de compliments, ils se divertissent en parcourant les rues de la vieille ville et se ruinent dans les boutiques des brocanteurs. Cette quête du passé les conduit naturellement à Pompéi, dont les fouilles ont déjà commencé, et à Naples où ils sont happés par le carrousel épuisant des cérémonies en leur honneur. Là, Paul a la mauvaise surprise de se retrouver face à face avec le comte André Razoumovski, cet ami félon qui, jadis, a bassement trahi sa confiance en séduisant sa première femme, feu la grande-duchesse Nathalie. Entre-temps, Catherine a nommé Razoumovski ambassadeur de Russie auprès du roi de Naples. Il est donc normal qu'il soit présent à une réception officielle. Mais Paul, outré par ce rappel de son infortune conjugale, soupçonne une insolente moquerie de son rival d'autrefois, ou une manœuvre de sa mère destinée à le ridiculiser. Du jour au lendemain, Naples lui est insupportable. Renonçant aux derniers rendez-vous prévus par le protocole, il précipite le départ.

Cet incident a tellement aigri son humeur qu'à Florence, reçu par Léopold, duc de Toscane, il se livre devant lui à des discours dont la spontanéité et la véhémence étonnent son interlocuteur. Oubliant son récent engouement pour Joseph II, il retourne à ses vieilles sympathies prussiennes et formule, en public, les plus sérieuses réserves au sujet de l'alliance qui vient d'être signée par sa mère entre la Russie et l'Autriche. Léopold l'écoute avec attention, le remercie pour sa franchise et semble abonder dans son sens. Néanmoins, après son départ, il écrira : « Dans ses discours, il ne m'a jamais parlé de sa situation ni de l'impératrice ; mais ce qu'il ne m'a pas caché, c'est qu'il n'approuve pas tous les grands projets et les innovations qu'on fait en Russie et qui, effectivement, ont plus d'apparence que de vraie solidité [...] Un jour, en me parlant des affaires, il me dit que la cour de Vienne était bien servie à Saint-Pétersbourg [...] En s'échauffant, il m'affirma qu'il savait les noms des gens achetés par la cour de Vienne : le prince Potemkine, Bezborodko, Bakounine, les deux comtes Simon et Alexandre Vorontzov, et Markov, qui est à présent ministre en Hollande. "Je vous les nomme, poursuivit-il, et je suis bien aise qu'on sache que je les connais et, dès que j'aurai quelque pouvoir, je les ferai fouetter [ausrutschen], je les casserai, je les chasserai2." » Le même Léopold mande à son frère, à Vienne : « Le "comte du Nord" a beaucoup d'esprit et de réflexion, le talent de saisir juste les idées et les choses et d'en voir avec promptitude l'importance en toute circonstance [...]. Il m'a paru ferme, il a beaucoup de nerf dans sa façon de penser. Il sera très actif et ne se laissera, je pense, dominer par personne3. »

Le voyage continue selon l'itinéraire prévu. On se dirige vers la France. Louis XVI y est monté sur le trône, huit ans auparavant ; Voltaire est mort, il y a quatre ans ; Diderot et d'Alembert sont vieux mais encore lucides. Etrange pays où l'on cultive mieux les esprits que la terre. Au cours de son voyage, Paul est attristé par le mauvais état des routes, la désolation des campagnes, la médiocrité des auberges et l'humeur sombre des habitants. Après une visite rapide aux hôpitaux de Lyon et à la manufacture d'armes de Saint-Etienne, le comte et la comtesse du Nord font, le 7 mai 17824, leur entrée solennelle à Paris. Ils descendent à l'hôtel du prince Bariatinski, ambassadeur de Russie. Les badauds se pressent dans la rue pour les apercevoir et des commentaires élogieux fleurissent sur leur passage. Cependant, certains s'étonnent naïvement qu'un vrai grand-duc, incarnant un pays si vaste et si puissant, ne soit « ni un Hercule ni un Atlas ». Ceux qui ont eu l'occasion de l'approcher racontent qu'il est de taille très moyenne, que les traits de son visage ne sont guère harmonieux, et qu'il a la parole plutôt embarrassée, mais ils corrigent cette peinture défavorable en admettant qu'il a de la vivacité dans les idées et une grâce altière dans le sourire. Le Mercure de France observe à son sujet : « Il parle peu, mais très à propos, sans affectation, sans gêne, sans paraître chercher ce qu'il dit de flatteur. » Quant à la grande-duchesse, on la juge un peu plantureuse, mais d'un abord fort agréable. Le fait que tous deux personnifient la « mystérieuse Russie » renforce leur séduction auprès des Parisiens friands d'exotisme slave. Du reste, à cette époque, les Français connaissent une vogue de russophilie aussi soudaine que flatteuse. La mode exige qu'on mette la Russie à toutes les sauces. Les magasins portent des enseignes telles que : « A l'impératrice de Russie », « A la dame russe », « Au Russe galant ». Excité par cette bienveillance unanime, Paul brûle d'être invité par le roi, à Versailles.

Enfin, c'est chose faite : Louis XVI et Marie-Antoinette reçoivent le comte et la comtesse du Nord au château, avec une pompe sans précédent. Les fêtes durent plusieurs jours. Ce ne sont que soupers intimes, dîners de gala, bals costumés et spectacles en musique. Les chroniqueurs habituels de ce genre de manifestations notent que, le soir de la représentation au théâtre du Petit Trianon de Zaïre et Azor de Grétry, la comtesse du Nord arborait une coiffure fort originale, agrémentée d'un minuscule oiseau de pierres précieuses aux ailes articulées, mues par un ressort. A cette même occasion, une autre élégante portait dans ses cheveux, selon la baronne Oberkirch, une « chose fort à la mode [...] de petites bouteilles plates courbées dans la forme de la tête, contenant un peu d'eau, pour y tremper la queue des fleurs naturelles et les entretenir fraîches dans la coiffure5 ». Au dire de ce témoin, « le printemps sur la tête, au milieu de la neige poudrée, produisait un effet sans pareil ». Un autre soir, à un bal donné au château de Versailles dans la galerie des Glaces, la somptuosité des robes est telle que les femmes en oublient presque de danser pour étudier et comparer leurs toilettes. Et comment ne pas mentionner le jour où la comtesse du Nord s'est montrée « vêtue d'un grand habit de brocart bordé de perles sur un panier de six aunes ». Lors d'une réception offerte aux illustres visiteurs russes, à Bagatelle, par le comte d'Artois, un couplet, récité de façon impromptue au milieu du concert, fut applaudi avec frénésie par l'assistance :