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Il suffit de vous approcher,

Couple auguste, pour vous connaître.

Si vous voulez tout à fait vous cacher,

Voilez donc les vertus que vous faites paraître.

Puis, ce sont des visites à Sèvres, à Marly. Au château de Chantilly, le prince de Condé traite ses hôtes avec une largesse royale. Le souper est servi dans une vaisselle d'or et de vermeil, que les valets ont l'ordre de jeter par les fenêtres aussitôt après usage ; on apprendra, le lendemain, que les plats et les couverts ainsi sacrifiés sont tombés dans un fossé plein d'eau et ont été repêchés, un à un, dans des filets. Un autre repas mémorable, organisé par le même prince, est suivi d'une chasse au cerf, à la lueur des flambeaux. Ce déferlement d'hommages achève de persuader Paul qu'il est plus apprécié en France qu'en Russie. Il ne peut se résigner à l'idée que le seul chef d'Etat qui ne le prenne pas au sérieux soit sa mère. Assistant à cet accueil triomphal d'un jeune prince habitué, chez lui, à une réserve outrageante, Grimm écrira dans sa Correspondance littéraire : « A Versailles, il avait l'air de connaître la cour de France aussi bien que la sienne. Dans les ateliers de nos artistes (il a vu surtout, avec le plus grand intérêt, ceux de MM. Greuze et Houdon) il décelait toutes les connaissances de l'art qui pouvaient leur rendre l'honneur de son suffrage plus précieux. Dans nos lycées, nos académies, il a prouvé, par ses éloges et ses questions, qu'il n'y avait aucun genre de talents et de travaux qui n'eût quelque droit à l'intéresser. » Et, à Catherine, le même Grimm, en habile courtisan, affirme qu'à Paris son fils et sa belle-fille ont remporté un succès « sans un si ni un mais6 ». A l'opposé, le ministre d'Etat Edelsheim, qui a rencontré le grand-duc lors de sa visite au duché de Bade, écrira : « Le prince héritier réunit en lui la folie et l'arrogance, la faiblesse et l'égoïsme. Sa tête semble faite pour porter la couronne en terre. » Et le prince de Ligne confirmera cette description sévère du personnage : « Son esprit est faux, son cœur droit, son jugement est un coup du hasard. Il est méfiant, susceptible [...]. Faisant le frondeur, jouant le persécuté [...]. Malheur à ses amis, ses ennemis, ses alliés et ses sujets ! [...] Il déteste sa nation et m'en a dit autrefois, à Gatchina, des choses que je ne puis répéter7 . » Lors du passage du grand-duc à Vienne, l'acteur Brockman qui doit jouer devant lui, au théâtre, le rôle de Hamlet dans la pièce de Shakespeare, refuse de paraître sur scène par crainte que Son Altesse ne voie, dans les désordres du prince du Danemark, une allusion à ses propres démêlés avec sa mère, instigatrice toujours impunie du meurtre de son père.

Ainsi, malgré ses efforts vers l'équilibre, Paul déroute son entourage par ses changements de cap et ses sautes d'humeur. Ceux qui l'aiment et qui croient le connaître ne savent jamais si l'homme auquel ils sont en train de parler sera encore le même quelques minutes plus tard. Il n'y a pas un seul Paul qui continue sa route d'un pas égal, mais quatre ou cinq Paul différents sous un visage identique. Il ne trompe pas son monde : il est sincère chaque fois. Simplement, il n'y a aucune suite ni dans ses idées, ni dans son comportement, ni dans son identité. Oscillant entre lui-même et son double, il est autant l'esclave des circonstances extérieures que de la pulsation de ses artères. Divisé et imprévisible, il corrige par une générosité foncière les extravagances d'un caractère abrupt.

Après une première entrevue avec le couple grand-ducal, Louis XVI dit au prince Bariatinski : « Ils sont très aimables. Je suis charmé d'avoir fait leur connaissance et je les aime beaucoup. » Marie-Antoinette elle-même reconnaît qu'elle a été séduite par la simplicité et l'aisance du comte et de la comtesse du Nord. Cependant, de jour en jour, elle devine qu'une profonde angoisse se cache derrière cette apparente harmonie conjugale. Et, de fait, alors que Paul souhaiterait s'abandonner au bonheur d'être traité par la France comme le personnage le plus important de Russie, des nouvelles alarmantes lui parviennent de Saint-Pétersbourg. La police a intercepté une lettre adressée à Alexandre Kourakine, ami du grand-duc et membre de sa suite, par un certain colonel Bibikov. Ce dernier y commentait les affaires qui agitaient la cour impériale et se livrait à de graves accusations contre le favori Potemkine. Furieuse de cette atteinte à son prestige, Catherine a fait arrêter l'infâme calomniateur et, après l'avoir dégradé, l'a condamné à l'exil. En annonçant par écrit cette sentence à son fils, la tsarine s'indigne contre le coupable, « comblé de bienfaits » par elle, et qui, à cause de son ingratitude et de son insolence, « mériterait d'être passé par les verges ». Elle ajoute que « cette affaire pourrait servir de traité de morale pour la jeunesse ». Autrement dit : « A bon entendeur, salut ! »

Bien que totalement étranger à l'initiative de Bibikov, Paul est atterré par la sévérite de sa mère. De nouveau, il sent la main de marbre de la tsarine s'appesantir sur son épaule. N'y a-t-il pas un endroit où il puisse la fuir ou, du moins, l'oublier ? Elle le trouvera au bout du monde, s'il le faut, pour lui tirer les oreilles. Si encore elle se contentait de cela ! Mais elle doit nourrir en secret des projets autrement redoutables. Rendue plus méfiante encore après la lettre calomnieuse de Bibikov, ne va-t-elle pas exiger le retour du couple grand-ducal en Russie ? Et ce sera le début d'une cascade de représailles. Jusqu'où ira-t-elle dans sa rancune haineuse ? Une femme qui a fait assassiner son mari est capable d'agir de même avec son fils. La frayeur de Paul prend de telles proportions qu'au cours d'une réception, à Versailles, il ne peut se contenir et se plaint à Marie-Antoinette de la sujétion et du mépris qu'il endure en Russie malgré les marques de respect qu'on lui prodigue officiellement. Dans une explosion de franchise, il s'écrie, face au roi et à la reine, gênés par une confession si peu protocolaire : « Je serais bien fâché qu'il y eût auprès de moi, dans ma suite, le moindre caniche fidèle à ma personne : ma mère l'aurait fait jeter à l'eau avant que nous ayons quitté Paris8. »

Laissant la cour de France étonnée par cette sortie intempestive, Paul se remet en route avec sa femme et son cortège seigneurial. Il croit avoir soulagé son cœur à Versailles, mais, à chaque tour de roue, son malaise s'épaissit. Il est visité par des prémonitions macabres. A Bruxelles, dans un salon, il raconte une vision qui le hante depuis peu. Une nuit, dit-il, en quittant la table après une joyeuse réunion entre amis, il est sorti dans la rue et a discerné, dans la lumière diffuse du clair de lune, la silhouette d'un individu, grand et maigre, enveloppé dans un manteau de coupe espagnole. S'avançant vers lui, le quidam l'a apostrophé d'une voix d'outre-tombe : « Pauvre Paul ! Je suis celui qui s'intéresse à toi. Ce que je veux ? Je veux que tu ne t'attaches pas trop à ce monde, car tu n'y resteras pas longtemps ! » Au moment où l'homme s'écartait de lui, Paul l'a reconnu avec stupéfaction. Continuant son récit, il affirme à ses auditeurs, qui l'écoutent bouche bée : « Je distinguai alors très facilement son visage : c'était l'œil d'aigle, c'était le front basané, le sourire sévère de mon aïeul Pierre le Grand. Avant que je fusse revenu de ma surprise, de ma terreur, il avait disparu. Je me souviens du moindre détail de cette vision, car c'en était une, je persiste à le soutenir... Il me semble que j'y suis encore. » Pour conclure, Paul indique que ce face-à-face fantomatique s'est déroulé sur la place du Sénat, où l'impératrice a décidé d'ériger une statue équestre de Pierre le Grand, due au talent du sculpteur Falconet. « J'ai peur d'avoir peur », dit-il enfin. Ces derniers mots tombent dans un grand silence. Dominant la confusion muette de l'assemblée, le prince de Ligne interroge le grand-duc : « Savez-vous ce qu'elle prouve [cette vision], Monseigneur ? » Paul se redresse et répond calmement : « Elle prouve que je mourrai jeune, Monsieur9. »