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Cette apparition prophétique poursuit le grand-duc aux Pays-Bas, où, après lui avoir fait visiter l'université de Leyde, on lui montre le modeste chalet de Saardam où Pierre le Grand a vécu quelque temps en s'imposant d'apprendre le métier de charpentier. On dirait que le tsar l'accompagne maintenant pas à pas. Mais que signifie au juste cette manifestation de l'au-delà ? Est-ce pour le préparer à une mort prochaine que son illustre ancêtre est sorti du tombeau ou pour lui signifier qu'il le considère comme son digne successeur sur le trône ? Doit-il trembler ou se réjouir d'avoir désormais cette ombre sur ses talons ?

A Francfort, lorsque Kourakine lui propose de l'introduire dans une loge maçonnique, il accepte avec enthousiasme cette invitation à partager le mystère des « initiés ». Les rites auxquels on le soumet au cours de sa visite lui procurent l'éblouissement de la découverte. Tout phénomène inexplicable annonce à ses yeux l'imminence de « la grande révélation ». Il retrouve les délices de cet enseignement ésotérique en se rendant en Suisse à des leçons du fameux philosophe et phrénologue Lavater. Il sait que sa mère, émule des philosophes français, déteste les idéalistes, les rêveurs, les collectionneurs de superstitions, les décortiqueurs de présages, les chevaucheurs de nuées, et cela le pousse à affirmer, par défi, son attirance pour les théories de l'irrationnel. Féru de discipline militaire, attentif à ce qu'aucun bouton ne manque à l'uniforme de ses soldats, et qu'ils défilent avec une régularité d'automates, il n'en éprouve pas moins un violent plaisir à s'évader de l'univers de deux et deux font quatre. Cette séduction antinomique de l'ordre et du désordre n'est d'ailleurs pas la moindre singularité de sa nature. Ainsi admire-t-il la Suisse pour ses contrastes. Il voit en elle le pays le plus calme et le plus hospitalier, gardé par les sommets les plus inaccessibles et les plus menaçants du monde. Dépeignant cette contrée à l'évêque Platon, il lui écrit : « Même les terribles montagnes offrent ici un spectacle plaisant. »

Quand son mari oublie la politique pour s'intéresser aux paysages, aux religions, aux mœurs des pays traversés, Marie a l'impression de goûter les meilleurs moments de son voyage. En récompense de sa docilité, il l'accompagne, pour un bref séjour, auprès de ses parents, sur les lieux de son enfance campagnarde, à Etupes-Montbéliard. Mais, à peine les jeunes époux ont-ils repris leur souffle dans cette retraite familiale, qu'ils doivent se remettre en route. Leurs loisirs sont minutés. Arrêté de longue date, leur itinéraire repasse par Vienne. En revoyant le grand-duc, l'empereur Joseph II réitère devant lui ses appels à la fraternité entre le peuple russe et le peuple autrichien. Tout en l'approuvant du bout des lèvres, Paul se sent incapable de renier sa dévotion à la Prusse et, par-delà, à son père Pierre III, adorateur obstiné du « grand Frédéric ». Faisant un rapide examen de conscience, il écrit au baron Osten Sacken : « Il faut que nous nous estimions assez pour planer constamment [...] Le reste n'est que chimères10. »

En traçant ces lignes, il ne se rend pas compte que les « chimères » qu'il condamne ont été précisément nourries et renforcées par les ovations qu'il a recueillies, de ville en ville, à l'étranger. Grisé par son succès personnel hors des frontières, il s'est figuré avec candeur qu'il allait retrouver le même enthousiasme en Russie. Or, dès les premiers tours de roues sur le sol natal, il sent que la partie est loin d'être jouée et que, peut-être, il l'a perdue dans son pays en croyant la gagner ailleurs. Derrière chaque isba, chaque bouquet d'arbres, chaque église, il décèle un refus silencieux ! Un refus inspiré par Catherine. Ce qui l'attend au bout de la route, ce ne sont pas des foules viennoises, italiennes, françaises aux exclamations joyeuses, mais une mère qui le hait, des courtisans fourbes et ambitieux, des prêtres acharnés à lui reprocher ses sympathies hérétiques et un peuple plus préoccupé de manger à sa faim que d'épiloguer sur les obscures intrigues du palais. Tandis qu'il approche de Saint-Pétersbourg, le frisson glacé qui le saisit de la tête aux pieds n'est pas simplement dû au refroidissement de l'air septentrional.

1 Cité par Paul Mourousy : Le Tsar Paul Ier.

2 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

3 Cité par Paul Mourousy : Le Tsar Paul Ier.

4 Le 18 mai 1782, d'après le calendrier grégorien en usage en France.

5 Mémoires de la baronne Oberkirch.

6 Lettre du 7 juin 1782.

7 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande.

8 Lettre de Marie-Antoinette à son frère l'empereur d'Autriche Joseph II, en date du 16 juin 1782.

9 Mémoires de la baronne Oberkirch.

10 Lettre du 12 mai 1783.

V

GATCHINA LA PRUSSIENNE

Après le second séjour de Paul et de Marie Fedorovna à Vienne, Joseph II, ayant fait ses adieux au couple, écrit à Catherine pour l'assurer qu'en retrouvant ses « enfants » elle verra à quel point ils se sont assagis, assouplis et policés au contact de leurs amis de France et surtout d'Autriche. Mais, dans une lettre à son frère Léopold de Toscane, le même Joseph II exprime la crainte qu'à son retour en Russie « le grand-duc ne trouve plus de désagréments qu'il n'en avait eus autrefois, avant son voyage ». Et, certes, la fréquentation des cercles aristocratiques et intellectuels d'Europe n'a guère préparé le tsarévitch à réendosser l'uniforme de parfait héritier de la couronne, rompu à toutes les compromissions en attendant son heure. S'il a gagné de l'assurance en dix-huit mois de vagabondage d'une capitale occidentale à l'autre, Catherine, elle, n'a pas changé. Tenue au courant par ses ambassadeurs et ses espions des moindres gestes et des moindres propos du ménage grand-ducal, elle sait, avant même d'avoir reçu les voyageurs, que son premier devoir sera de les reprendre en main. Aussi ne prévoit-elle aucune illumination, aucun feu d'artifice, aucune fête populaire pour saluer leur arrivée au bercail. Les retrouvailles sont dignes, modestes et familiales. Après avoir embrassé Paul et Marie Fedorovna, et leur avoir présenté leurs enfants qui, grâce à Dieu, semblent avoir parfaitement supporté la séparation, l'impératrice passe brusquement à l'attaque. Pour commencer, elle reproche à sa bru de s'être ruinée en vaines dépenses vestimentaires. La jeune femme a rapporté plus de cent caisses de colifichets, de gazes, de rubans, de dentelles. De quoi renouveler la garde-robe de trente-six princesses. Les factures de Mlle Bertin, fournisseuse préférée de Marie Fedorovna, sur recommandation de la reine Marie-Antoinette, atteignent un chiffre fabuleux. Même une grande-duchesse de Russie n'a pas le droit de jeter l'argent par les fenêtres, décrète Sa Majesté. Sur son ordre, les caisses pleines de robes et de parures sont renvoyées en France sans avoir été ni ouvertes ni payées. En outre, les marchandes de modes de Saint-Pétersbourg sont invitées, sous peine de sanction, à éviter un luxe ostentatoire et coûteux dans la confection des toilettes de leurs clientes.