Cependant, autour de l'impératrice, certains n'apprécient pas la lubie du tsarévitch qui, pensent-ils, constitue une trahison de la tradition nationale et un acte d'allégeance envers la Prusse. Lors d'une visite à Gatchina, la princesse de Saxe, qu'on ne peut soupçonner d'antigermanisme, est consternée par le spectacle des régiments de Paul défilant devant leur maître. « Le pire, écrira-t-elle, ce sont ces beaux soldats russes défigurés par des uniformes prussiens de coupe antédiluvienne, datant de l'époque de Frédéric-Guillaume Ier. Le Russe doit être russe, il le sent ; chacun d'eux considère que, en tunique courte et les cheveux coupés au bol, il est infiniment plus beau qu'avec une natte et dans cet uniforme étriqué qui le rend malheureux, à Gatchina. Les officiers ont l'air de sortir d'un vieil album. Si ce n'était la langue qu'ils parlent, on ne les prendrait pas pour des Russes. On ne saurait dire que cette métamorphose est le produit de l'intelligence. J'étais peinée de voir ce changement parce que j'aime ce peuple au plus haut point. » Cette appréciation d'une princesse saxonne ne trouble guère l'impératrice. Plus son fils s'adonne à la soldatomanie, plus elle est rassurée sur les conséquences de cette mascarade militaire.
Un autre dévoiement du grand-duc trouble les observateurs tant russes qu'étrangers : son intérêt croissant pour les religions rivales de l'orthodoxie, et même pour les doctrines des sectes ou les enseignements ésotériques des charlatans. Par opposition à sa mère, dont la froide lucidité refuse les superstitions et les subversions intellectuelles à la mode, il lit avec avidité des livres d'une spiritualité douteuse. Au lieu de critiquer cette quête de l'absolu, Marie Fedorovna, qui, elle aussi, ne conçoit Dieu que dans l'extase, encourage Paul à se lancer dans les méditations les plus aventureuses. Il tâte du mysticisme de Saint-Martin et, après s'être intéressé à d'autres médecins de l'âme, revient secrètement à la révélation qu'il a connue, au cours de son voyage, dans les milieux de la franc-maçonnerie. Fasciné par les rites étranges de cette confrérie, il renonce pourtant à s'y engager. Ce qui le retient, c'est la crainte d'être espionné et dénoncé. L'impératrice, bien que voltairienne convaincue, ne lui pardonnerait pas une démarche aussi insolite de la part d'un héritier du trône, destiné, par sa fonction, à la défense de la religion officielle.
Au vrai, alors qu'il s'amuse à faire parader ses soldats et ses idées sans le moindre résultat pratique, Catherine est aux prises, chaque jour, avec une réalité contraignante. Entre deux conseils des ministres, elle doit gérer ses affaires sentimentales qui, à nouveau, lui causent du souci. Le délicieux Alexandre Lanskoï, dont elle raffole au point de le traiter en « fils spirituel », a une santé fragile. Pour faire face aux exigences de son impériale maîtresse, il a recours à des aphrodisiaques à base de poudre de cantharide. Mais ce régime achève de l'épuiser. Une maladie étrange le cloue au lit, grelottant de fièvre. Il étouffe. Les médecins parlent de diphtérie. Le 25 juin 1784, il meurt, âgé de vingt-six ans, au grand désespoir de Catherine, qui en a cinquante-cinq. Elle sombre dans l'hypocondrie et s'imagine qu'elle n'aimera plus jamais. Une fois de plus, c'est Potemkine qui la remet en selle et lui procure un favori tout à fait acceptable, Alexandre Ermolov, trente-trois ans. Mais cette doublure ne vaut pas le défunt. L'impératrice lui préfère un certain Alexandre Mamonov, vingt-six ans, superbe dans son uniforme d'officier de la garde. Elle « l'essaie », l'adopte, le surnomme « Monsieur l'habit rouge », à cause de la couleur de sa tunique d'apparat et repart dans l'illusion d'un bonheur durable.
Paul est consterné par cet appétit de chair fraîche chez sa mère, alors qu'à son âge elle devrait, par décence, se contenter de souvenirs. Certains osent chuchoter qu'il s'agit là, de la part de l'impératrice, de véritables « fureurs utérines ». Catherine se doute-t-elle de la réprobation que sa conduite provoque dans la « petite cour » grand-ducale ? Peut-être, mais elle juge que son rang la met au-dessus de toute critique sur sa vie privée. Elle n'a de comptes à rendre à personne, et surtout pas à son fils. La seule chose qui importe, c'est la gloire de l'Etat. Or, dans le domaine politique, elle n'a rien à se reprocher. Son principal souci, maintenant, est de convaincre les historiens présents et futurs de la grandeur de l'œuvre qu'elle a entreprise. Il faut que la Russie entière serve de vitrine à la réussite de Sa Majesté et que même les émissaires étrangers puissent contempler l'envol de l'aigle à deux têtes. Une idée mirifique germe dans le cerveau de Catherine : organiser, grâce à l'aide de Potemkine, un somptueux voyage de « réclame » à travers l'empire jusqu'à la Crimée, qui vient d'être conquise. Toutes les chancelleries sont prévenues de cette expédition extraordinaire, qui sera l'illustration du bonheur de la Russie sous le règne de Catherine la Grande. Son fils et sa bru seraient tentés de l'accompagner dans sa tournée triomphale. Mais elle ne tient guère à partager avec eux l'hommage du pays. Sans tenir compte de la vexation qu'elle leur inflige, elle les raye froidement de sa nombreuse suite. En revanche, afin de conférer une signification tout ensemble dynastique et familiale à l'opération, elle décide d'emmener dans sa randonnée Alexandre, dix ans, et Constantin, huit ans. Etonnés de cette prétention extravagante, Paul et Marie Fedorovna interviennent auprès de l'impératrice pour qu'elle renonce à son projet. Mais Sa Majesté est intraitable. Elle affirme qu'il ne s'agit nullement du simple désir d'une grand-mère accapareuse, mais d'une véritable affaire diplomatique, dans laquelle les intérêts de l'Etat sont en jeu. Pour se justifier, sur un plan moins officiel, elle écrit à son fils et à sa bru : « Vos enfants sont à vous, ils sont à moi, ils sont à l'Etat. Dès leur plus tendre enfance, je me suis fait un devoir d'en prendre le soin le plus tendre [...]. Voici comment j'ai raisonné : ce sera une consolation, éloignée de vous, de les avoir auprès de moi. Des cinq, trois resteront avec vous. N'y aura-t-il que moi seule qui serai privée sur mes vieux jours, pour six mois, du plaisir d'avoir quelqu'un de ma famille avec moi2 ? » A bout d'arguments, Paul sollicite l'appui de l'homme qu'il déteste le plus, Potemkine, pour fléchir l'obstination de Catherine. Celui-ci, magnanime, promet d'essayer, mais se heurte à un mur. Par chance, ou par malchance, quelques jours avant la date fixée pour le départ, le fils cadet, Constantin, est atteint de la varicelle. Il la passe à son frère Alexandre. Les deux enfants sont cloués au lit. Malgré sa toute-puissance, Catherine ne peut rien contre la maladie. Et il ne saurait être question de retarder le voyage dont la nouvelle a déjà été claironnée au-delà des frontières.
Le 7 janvier 1787, par un froid polaire, un interminable cortège de traîneaux, attelés de chevaux aux harnachements de fête, quitte Tsarskoïe Selo. Derrière l'équipage de l'impératrice s'allonge la théorie des dignitaires, des courtisans, des diplomates, qui constituent le « faire-valoir » de cette apothéose. Ayant assisté aux derniers préparatifs de l'expédition, le nouveau favori de Catherine, Pierre Zavadovski, écrira à S. R. Vorontzov, à Londres : « Tout s'est passé si bien et si discrètement que nul ne saurait dire s'il restait, oui ou non, des autorités dans la capitale. La bassesse, l'ignominie, l'hypocrisie, la flatterie, le mensonge et la ruse, ces éternels personnages de la cour, ont quitté les bords de la Néva pour ceux du Dniepr3. » Demeurés à Gatchina avec leur progéniture, Paul et Marie Fedorovna doivent se contenter des lettres et des rapports, plus ou moins officiels, pour suivre les péripéties de la conquête par le cœur d'une région qui n'a été conquise encore que par les armes. Les échos de cette démonstration spectaculaire agacent le grand-duc, qui craint de voir sa popularité baisser dans la mesure où augmente celle de sa mère.