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Le 11 juillet, après six mois de fastes, de discours et d'acclamations, Sa Majesté regagne la capitale. Elle rapporte, dans son sillage, les rumeurs d'une probable campagne contre la Turquie, laquelle exige, à présent, le retrait russe des troupes de Géorgie, ainsi que le droit d'inspecter les navires russes à leur sortie de la mer Noire. En réponse, l'impératrice signe, le 7 septembre, un manifeste de guerre avec la Sublime Porte. Aussitôt, Paul est repris par ses rêves belliqueux et demande l'autorisation de s'engager dans l'armée. Catherine refuse. Mais Paul insiste. Il est tellement sûr qu'elle finira par lui céder que, le 4 janvier 1788, il rédige une lettre testamentaire à l'intention de Marie Fedorovna : « Ma chère épouse, Dieu m'a créé pour occuper la place que je n'ai jamais occupée, mais dont, toute ma vie durant, j'ai tâché d'être digne [...]. Oh ! combien grands sont nos devoirs ! [...]. Tu vois toi-même combien je t'ai aimée [...] Tu as été ma joie et ma meilleure conseillère [...] Tâche de faire le bien de tout le monde [...] Elève nos enfants dans la crainte de Dieu [...] Qu'ils soient instruits dans les sciences comme il convient à leur rang [...] Pardonne-moi, mon amie, ne m'oublie pas, mais ne me pleure pas. Ton époux et ton ami toujours fidèle. — Paul » Une autre lettre testamentaire, datée du même jour, est destinée à ses enfants : « L'heure est venue. Le Tout-Puissant a décidé de mettre fin à mes jours. Je m'en vais répondre de tous mes actes devant un Juge sévère, mais juste et miséricordieux. Dorénavant, vous devez, devant le trône du Seigneur, consacrer votre vie au service de la patrie, pour moi et pour vous-mêmes [...]. N'oubliez pas que vous êtes les envoyés de Dieu auprès du peuple [...], que vous devez veiller sur lui [...]. Réjouissez-vous du bonheur de votre pays et de la paix de votre âme [...]. Toujours affectueusement. — Paul » Il rédige également un projet de réforme, précédé de la formule : « Au cas où... » Dans ce document confidentiel, il recommande, pour le bien de la Russie, la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du tsar, l'adaptation de certaines lois aux circonstances nouvelles, la répartition de la population en trois classes : noblesse, clergé et tiers état, l'assistance aux plus démunis et le développement de l'armée et de la marine, garantes de la grandeur et de la solidité de l'empire. Rien de nouveau là-dedans, si ce n'est le souhait, exprimé avec force par le grand-duc, de faire connaître sa pensée politique aux générations futures. C'est parce qu'il persiste dans son idée d'aller affronter les Turcs, au risque de laisser sa peau dans les combats, qu'il estime nécessaire de préciser, noir sur blanc, ses dernières volontés. Or, pour le dissuader de cette folie, Catherine dispose, depuis peu, d'un nouvel argument : la grande-duchesse est, une fois de plus, enceinte. Il serait pour le moins indélicat que le père s'absentait avant qu'elle ait accouché. Irrité par cette observation, Paul réplique qu'on trouvera toujours « quelque prétexte pour le retenir ». Sur quoi, l'impératrice, se fâchant pour de bon, déclare que la discussion est close et que ses conseils sont « des ordres ne souffrant aucune dérogation ». Mouché d'importance, Paul rentre la tête dans les épaules.

Le 10 mai 1788, Marie Fedorovna donne naissance à une quatrième fille, qu'on nommera Catherine en hommage à son illustre grand-mère. Si la parturiente est enfin délivrée, son mari l'est aussi : rien ne s'oppose plus à ce qu'il rejoigne l'armée. Cependant, voilà que le roi de Suède renforce ses dispositifs militaires. De ce côté également monte une odeur de poudre. Du coup, le grand-duc change son fusil d'épaule. Plutôt que de se battre contre les Turcs, il préfère se battre contre les Suédois. Le 30 juin, Catherine déclare la guerre au pays de Gustave III, dont les régiments viennent de franchir la frontière. Par faveur spéciale, Paul est autorisé à rejoindre le comte Valentin Moussine-Pouchkine, qui a pris le commandement des troupes dans ce secteur. A peine arrivé, il l'accompagne dans une mission de reconnaissance à proximité des lignes ennemies. Les avant-postes ouvrent le feu. Deux chevaux sont tués sous les cosaques de l'escorte. L'action s'achève sans autre effusion de sang et Paul, tout fier d'avoir frôlé la mort, s'écrie : « Me voici baptisé ! » Du reste, les Suédois ne paraissent guère disposés à poursuivre leur incursion en Russie. Estimant que l'offensive de l'adversaire a été définitivement repoussée, Paul regagne Gatchina, où l'attend sa nombreuse famille. Commentant ce bref intermède militaire, l'impératrice écrit à Potemkine : « Les Suédois ont évacué Hekfors ; il n'en reste plus un seul dans notre partie de la Finlande. Leur flotte est bloquée par la nôtre à Sveaborg. Le grand-duc est rentré aujourd'hui. » Certains esprits malintentionnés se gaussent, dans leur coin, en prédisant que, pour récompenser le prince héritier de sa bravoure, la tsarine le fera décorer de la croix de Saint-Georges. Mais ils en sont pour leurs frais de méchanceté. Catherine n'accorde aucune distinction honorifique à son fils. Elle en est même si loin que, dit-on, c'est pour se moquer des prétentions guerrières du grand-duc qu'elle a composé une pièce intitulée Ratetout ou le Preux malheureux. Le héros de cet imbroglio comique, écrit en français par Catherine, est un benêt qui voudrait jouer au pourfendeur de géants et qui se couvre de ridicule, malgré les efforts de deux autres imbéciles attachés à son service, « le Taré » et « le Demeuré ». L'œuvrette est représentée le 31 janvier 1789, à l'Ermitage, en présence d'un nombreux public entourant le grand-duc et la grande-duchesse. On aurait pu craindre un incident familial au cours du spectacle, mais Paul ne s'aperçoit pas de la similitude entre sa propre aventure et celle de Ratetout. La farce le divertit sans qu'il y voie malice et le secrétaire de Catherine, Alexandre Khrapovitski, peut écrire dans ses Souvenirs4 : « Vers sept heures, on donna, en présence du tsarévitch, Le Preux malheureux, récit des préparatifs de la guerre contre le roi de Suède [...] Tout le monde s'amusait, riait et battait des mains [...] Le succès fut grand. Le grand-duc aurait beaucoup ri et demandé à revoir la pièce. La nouvelle représentation est fixée au 5 de ce mois (février). » Chacun sait que cette farce est due au talent de l'impératrice. Mais le programme ne porte pas de nom d'auteur.

Dans le public qui assiste, le soir du 31 janvier 1789, au spectacle du Preux malheureux, figure le nouveau favori de l'impératrice : Platon Zoubov, qui succède à Mamonov dans les grâces de Sa Majesté. Il est âgé de vingt-deux ans, il a le teint frais, l'esprit souple, et s'est tiré avec succès de l'épreuve d'aptitude sexuelle. Catherine ne se contente pas de le trouver beau. Séduite jusqu'à la moelle des os, elle est prête à lui trouver autant de culture que de capacités viriles. Cette dernière toquade de sa mère vieillissante provoque chez Paul un sursaut de pitié et de mépris. Il la plaint d'en être réduite à chercher son plaisir auprès de quelques étalons juvéniles grassement rétribués. Pourtant, il ravale son indignation afin de ménager l'avenir. Il ne proteste pas davantage lorsque Catherine fait arrêter Alexandre Radichtchev, coupable d'avoir évoqué dans son livre, Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, la misère du peuple et les méfaits du servage. Cet ouvrage, selon Khrapovitski, « propage le mal français, la haine des autorités ». Jugé le 13 juillet, Radichtchev est condamné à mort, mais l'impératrice le gracie et se contente de le faire déporter à perpétuité en Sibérie.