Au fait, songe Paul, comment donner raison à ceux qui prêchent le libéralisme, l'indulgence et l'amour des humbles, alors qu'en France le peuple révolté, non content d'avoir pris la Bastille, a contraint le roi et sa famille à quitter Versailles et à se laisser emmener à Paris ? Pour une fois, Catherine et son fils sont d'accord en politique : il faut un Etat fort et un peuple soumis si la Russie veut éviter l'anarchie à la française. L'année suivante, le roi Louis XVI et Marie-Antoinette, excédés d'être retenus prisonniers de la plèbe, s'enfuient, déguisés, et tentent de passer la frontière sous une fausse identité. Ils sont arrêtés, capturés à Varennes ; on découvre sur la reine un faux passeport au nom d'une certaine Mme Korff, fille d'un négociant de Saint-Pétersbourg ; l'ambassadeur de Russie est soupçonné d'avoir prêté la main à cette triste désertion de la famille royale. Catherine déplore non pas que le représentant officiel de la Russie soit mêlé à la manœuvre, mais que l'évasion, mal préparée, ait raté. Effrayés par les désordres de leur pays, les émigrés français affluent à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Alors que Catherine, prudente, évite de s'engager à fond dans le camp de ceux qui voudraient prendre les armes pour rétablir la monarchie en France, le grand-duc souhaite ouvertement la destruction de l'hydre révolutionnaire. Son hostilité contre la « canaille rouge » est si violente que, lors d'une réception du corps diplomatique par sa mère, il n'hésite pas à provoquer avec insolence le nouveau représentant de Paris, M. Genêt. Au milieu d'un cercle de courtisans éberlués, il proclame, sans la moindre précaution oratoire : « Ce moment est décisif pour les souverains. S'ils ne s'entendent pas sérieusement entre eux pour expulser de leurs Etats tous les Français qui seraient soumis aux nouvelles lois dictées par l'Assemblée nationale, je ne répondrai pas qu'avant deux ans l'Europe entière ne soit bouleversée. » Bien qu'elle soit d'habitude irritée par les interventions de son fils dans les affaires de la Couronne, Catherine doit convenir qu'il vient de dire tout haut ce qu'elle pense tout bas. En attendant le renvoi de Genêt dans sa patrie, on se contente, à Saint-Pétersbourg, de lui battre froid et de commenter, avec une colère croissante, les agissements d'une poignée d'hurluberlus qui, à Paris, ont osé priver Louis XVI d'une partie de ses droits régaliens.
C'est au milieu de ces perspectives angoissantes pour l'avenir de la monarchie en Europe que Catherine apprend la mort, le 5 octobre 1791, au bord d'une route, en Moldavie, de celui qui, toujours et partout, lui a apporté conseil, dévouement, amour et victoire. Potemkine, qu'elle avait chargé de mener les pourparlers de paix avec la Turquie, à Jassy, n'est plus. Le choc est d'une violence telle qu'elle s'évanouit et qu'on doit la saigner pour qu'elle reprenne conscience. Privée de cet homme providentiel, elle croit vaciller au bord d'un gouffre et confie à son secrétaire Khrapovitski : « Je n'ai plus personne sur qui m'appuyer ! Rien ne sera plus comme avant [...] ! Tous vont vouloir sortir de leur coquille comme des escargots [...]. C'était un vrai gentilhomme, un homme d'esprit, fidèle et incorruptible. » Puis, saisissant sa plume, elle écrit à son « souffre-douleur », le cher Grimm, qui comprend tout à demi-mot : « Un terrible coup de massue a frappé de nouveau ma tête [...] Je suis dans une affliction dont vous n'avez pas idée [...] C'était un homme d'Etat pour le conseil et l'exécution. Il m'était attaché avec passion et zèle, grondant et se fâchant quand il croyait qu'on pouvait mieux faire. »
Autour d'elle, on feint de partager son immense chagrin, mais son favori, Platon Zoubov, jubile sous des airs de deuil. Et Paul en fait autant. Le « grand gêneur » a disparu du devant de la scène. L'empire continue sur sa lancée. La paix avec la Turquie est signée, les troupes russes mettent à la raison les insolents rebelles polonais et l'impératrice, fatiguée, n'ayant plus comme soutien moral que le sournois, l'intrigant Platon Zoubov, fléchit les épaules sous le poids des soucis et des années. Elle songe de plus en plus sérieusement à préparer sa succession. Or, les variations d'humeur de son fils s'aggravent depuis peu, par suite de perturbations dans le ménage. Les informateurs habituels de Sa Majesté lui signalent que la grande-duchesse, d'abord très bien disposée à l'égard de Catherine Nelidov, supporte mal maintenant la présence de cette jeune personne dans l'intimité du couple. Des rumeurs de mésentente conjugale traversent les frontières et, à Paris, Le Moniteur universel publie, dans son numéro du 24 avril 1792, un article venimeux au sujet de ce petit drame, au palais. Parlant du grand-duc Paul, tenu en lisière par une mère despotique, le journaliste se permet d'écrire : « Ce prince suit en tous points les traces de son malheureux père ; et, à moins que la cour de la grande-duchesse ne soit le temple de toutes les vertus, il éprouvera un jour le même sort que Pierre III [...]. J'ai déjà remarqué plusieurs levains de révolution [en Russie], ils existent dans le cœur du grand-duc. Ce prince ne cache pas son mécontentement ; il s'indigne de sa nullité ; souvent, il se brouille avec l'impératrice, sa mère ; il ose même se porter à des menaces contre elle [...]. Vous savez qu'il a pour maîtresse une Mlle Nelidov... » D'un jour à l'autre, en Russie comme à l'étranger, on évoque la personnalité de cette mystérieuse créature, qui, disent les témoins, n'est certes pas une beauté, mais plaît par la promptitude de son esprit et la hardiesse de son regard. Fâchée de ces ragots qui déconsidèrent le trône de Russie, Catherine interroge son fils sur ses sentiments véritables envers Catherine Nelidov. Il lui répond par lettre : « En ce qui concerne ma liaison avec Mlle Nelidov, je vous jure, par le tribunal suprême devant lequel nous devons paraître tous, que nous nous présenterons devant lui, tous les deux, avec une conscience libre de reproches. Ce qui nous unit, c'est une amitié sacrée et tendre, mais innocente et pure. » Aussi outrée que Paul par ces racontars qui la présentent comme une intrigante de bas étage et dressent contre elle la grande-duchesse qu'elle aime sincèrement, Catherine Nelidov supplie Sa Majesté de la croire sur parole et de lui permettre de quitter la cour pour se retirer dans un couvent. Paul est désespéré à la perspective de cette séparation qui consacrerait la victoire de quelques mauvaises langues sur une personne qui n'est en rien coupable. Mais les clabauderies redoublent et les allusions aux malheurs du couple grand-ducal deviennent si précises que, le 8 juillet 1792, Fedor Rostoptchine, proche du grand-duc, peut écrire à S.R. Vorontzov, à Londres : « On croit qu'elle [Mlle Catherine Nelidov] veut aigrir la passion du grand-duc et l'enflammer davantage. » Quoi qu'il en soit, alors que Mlle Nelidov sollicite l'autorisation de s'éloigner de la cour, « aussi pauvre et aussi pure qu'elle y est entrée », l'impératrice lui refuse son congé. Selon Sa Majesté, qui est experte dans les affaires de cœur et de lit, il faut que la jeune femme demeure auprès du grand-duc, puisque tous deux affirment leur innocence foncière, et que, à l'évidence, il a besoin d'elle pour être heureux. La meilleure réponse à ces vils cancans, c'est Marie Fedorovna qui la donne en accouchant, le dimanche 11 juillet 1792, d'une cinquième fille, la grande-duchesse Olga. Pour une épouse trompée, elle administre ainsi la preuve que son mari n'a pas tout à fait déserté la couche conjugale. Bien entendu, contrairement aux garçons qui ont l'honneur d'être élevés par l'impératrice, Olga, comme les autres filles, reste à la garde de sa mère.