Du reste, les derniers échos de cette histoire d'alcôve sont déjà balayés par les terribles nouvelles qui arrivent de France. Coup sur coup, on apprend, à Saint-Pétersbourg, que Louis XVI et Marie-Antoinette ont été arrêtés, que le sang coule dans les rues de Paris, que les prisons regorgent de ci-devant aristocrates, qu'on renverse les statues des anciens rois et que le peuple ne se contentera sans doute pas de démolir des monarques en effigie. On chuchote aussi que les deux fils de Paul, tout en réprouvant la violence des révolutionnaires français, ne sont pas hostiles aux idées nouvelles. Devant la menace de ce libéralisme sauvage, l'impératrice regrette presque d'avoir confié l'éducation de son petit-fils préféré, Alexandre, au consciencieux La Harpe, lequel n'a pas su mettre son élève en garde contre les dangers d'un excès de générosité dans l'application des grands principes. Or, Alexandre va avoir quinze ans dans quelques mois. Le moment est venu, estime Catherine, de le marier à une jeune fille — d'origine germanique, bien sûr ! — et de le préparer en douceur à un destin impérial. Mais comment le persuader qu'un jour ou l'autre il devra dérober la couronne à son père ? Dans ces sortes de complots, où l'intérêt prime le droit, la tendresse et la rouerie d'une femme peuvent aider à fléchir l'entêtement d'un homme qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Prenant le taureau par les cornes, l'impératrice invite à Saint-Pétersbourg la princesse de Bade, Louise-Augusta, âgée de treize ans, mais dont on lui a certifié qu'elle est déjà formée. Pour ne pas braquer son petit-fils, Catherine lui laisse ignorer le véritable motif de cette visite. Ravie d'avoir monté ce piège sentimental, elle écrit à Grimm : « C'est un tour diabolique que je lui joue, car je l'induis en tentation. » Elle a vu juste. Mis en présence de la jeune personne qu'on lui destine, Alexandre est séduit par sa candeur radieuse et ses bonnes manières. Penchée sur les premiers symptômes de cet amour de convenance, l'impératrice déclare à Grimm, dès le 14 août 1792, que, pour elle, l'affaire est dans le sac : « Mon Alexandre sera marié et, avec le temps, couronné avec toutes les cérémonies, toutes les solennités et toutes les fêtes publiques possibles : il en passera par là avec splendeur, magnificence et grandeur. »
Bien que n'ayant guère été consultés, ni Paul ni Marie Fedorovna ne trouvent quoi que ce soit à redire aux préparatifs de ce mariage précoce. Cependant, Paul, toujours méfiant, se rend compte à cent détails, à cent propos indiscrets, qu'une manœuvre se trame derrière son dos pour l'écarter du trône au profit de son fils aîné ! Pris dans un dilemme tragique, il ne sait s'il doit, en tant qu'héritier légitime, s'opposer à ce scandaleux passe-droit, ou, en tant que père, souhaiter la réussite d'un projet de spoliation concocté par sa propre mère. Faut-il qu'il « se préfère » ou qu'il « se sacrifie » ? Et quel est l'intérêt de la Russie dans cette rivalité familiale ? N'est-ce pas Dieu qui a prévu la dévolution naturelle de la couronne d'une génération à l'autre ? Ne serait-ce pas aller contre l'autorité du Très-Haut que de modifier l'ordre de succession établi par une tradition séculaire ? Pour s'aider à voir clair en lui-même, Paul se plonge dans la lecture de la Bible, des exégètes pieux et des philosophes. Mais, plus il s'efforce de résoudre ce cas de conscience, plus il aggrave son indécision. Il a beau affirmer à son correspondant habituel, le baron Osten Sacken, qu'il se désintéresse de la politique et qu'il ne pense qu'au malheur de son pays et à celui de sa famille, accentués par l'égoïsme de sa mère, tout ce qu'elle décide, tout ce qu'elle entreprend le révolte. A présent, il lui reproche de tarder encore à jeter le poids de son armée dans le conflit, pour écraser la Révolution française et rendre à Louis XVI le trône dont des forbans l'ont chassé. Ses protestations, ses gesticulations sont pour la galerie. Catherine écrit à Grimm : « Je soutiens qu'il ne faut s'emparer que de deux ou trois bicoques en France et que le reste tombera de soi-même ; vingt mille cosaques seraient de trop pour faire un tapis vert depuis Strasbourg jusqu'à Paris. » Mais elle se garde bien d'envoyer lesdits cosaques combattre les hordes de sans-culottes. Le 4 décembre 1792, un décret proclame la République sur tout l'espace français. Le 15 décembre, Montbéliard, berceau de la famille de Marie Fedorovna, est annexé par le nouveau régime. Tous les proches de la grande-duchesse émigrent pour échapper à la marée rouge. Devant cette malédiction qui gagne chaque jour du terrain, Paul en vient à croire que sa propriété de Gatchina demeure le plus sûr refuge contre la désagrégation européenne et que, si sa mère le laissait agir, il saurait mener à bien la croisade contre les ennemis de la monarchie, de l'ordre et de la religion. Mais elle lui a lié les mains, une fois pour toutes. Avec des cordons de soie, il est vrai. Il n'en est pas moins un otage, alors qu'il se sent l'âme d'un chef.
Soudain, au début de janvier 1793, les deux cours, « la grande », de Saint-Pétersbourg, et « la petite », de Gatchina, sont ébranlées par une affreuse nouvelle venue de France : Louis XVI a été guillotiné à Paris, après un simulacre de procès. En apprenant cette fin abominable, Paul ne peut s'empêcher d'en imputer la responsabilité à sa mère. Si elle était intervenue militairement comme il le préconisait, Louis XVI serait encore en vie et aurait retrouvé sa couronne. Elle a manqué à son devoir de solidarité monarchique. Bien sûr, elle se dit très éprouvée par cette catastrophe de portée internationale ; elle tombe malade, s'isole dans sa chambre pour ruminer son chagrin et ordonne au palais un deuil de six semaines. Mais le mal est fait. Pour se racheter, elle offre son aide morale et pécuniaire au comte d'Artois, petit-fils de Louis XV, venu se réfugier en Russie, le traite en « lieutenant général du royaume » et recommande à son ambassadeur à Londres d'ouvrir à cet émigré prestigieux un crédit destiné à financer la contre-révolution. Néanmoins, elle paraît soulagée lorsque, le 26 avril 1793, le comte d'Artois s'embarque pour l'Angleterre.
Désormais, Catherine ne veut plus penser qu'au mariage de son cher Alexandre et à la meilleure façon d'assurer l'accession au trône du petit-fils à la place du fils. La princesse Louise-Augusta de Bade, vient de se convertir à l'orthodoxie sous le nom d'Elisabeth Alexeïevna et doit épouser le grand-duc Alexandre le 28 septembre 1793, dans l'église du palais d'Hiver. Ces fiancés, à peine sortis de l'adolescence, sont si charmants qu'on les surnomme Amour et Psyché. Catherine voit dans cette union, dont elle a été l'instigatrice, une revanche sur la déception qu'elle a ressentie en apprenant la chute de la monarchie en France. Mais un incident inattendu risque de gâcher la cérémonie nuptiale. Au dernier moment, Paul, dont la susceptibilité devient maladive, s'est disputé avec son fils et refuse d'assister à la bénédiction. Il faut toute la diplomatie de Marie Fedorovna pour qu'il revienne in extremis sur sa décision. Encore garde-t-il un visage renfrogné durant l'interminable office religieux. Persuadé que sa mère a dressé contre lui tous les membres de sa famille, il décèle des ennemis jusque parmi ses enfants et ses proches. Ses révoltes sont celles d'un animal traqué.
La nuit, des cauchemars et des prémonitions le visitent. Au réveil, parfois, son air de tristesse et d'égarement est tel que sa femme se dit impuissante à le calmer et même à le comprendre. De tout son entourage, seul La Harpe lui paraît honnêtement disposé à son égard. Mais ce Suisse à la tête savante prend décidément trop à cœur l'éducation d'Alexandre. Idéaliste impénitent, il risque d'inculquer à son pupille les calembredaines qui ont conduit la France au désastre. L'impératrice, elle aussi, s'intéresse à l'influence pédagogique de La Harpe. Elle redoute certes, comme son fils, que, emporté par son zèle, le mentor du jeune grand-duc ne l'incite à cultiver un sentimentalisme philosophique incompatible avec l'exercice du pouvoir. Mais, elle souhaiterait par-dessus tout que cet homme, qui jouit de la confiance de la famille, usât de son influence pour convaincre son ancien élève d'accepter, le cas échéant, la couronne impériale à la place de son père. Ayant convoqué La Harpe, elle lui expose son plan, à mots couverts. Hélas ! la conscience du penseur helvétique est d'une rigidité à laquelle Catherine n'est pas habituée. Après l'avoir écoutée avec déférence, il lui répond que la mission dont elle voudrait le charger lui paraît déloyale et qu'il ne se sent pas le droit de l'assumer. Aussitôt, le visage de l'impératrice se ferme, son regard se fige, et La Harpe est contraint de se retirer à reculons, avec la certitude de n'être plus persona grata à la cour. Les jours suivants, il aggrave son cas en essayant de rapprocher Alexandre de son père. Ces conseils de déférence et d'affection filiales, il les prodigue au cours des entretiens studieux qu'il continue d'avoir avec le jeune prince, bien que celui-ci soit déjà marié. A son instigation, Alexandre redouble de gentillesse envers Paul et s'arrange même pour l'appeler, de temps à autre, par anticipation, « Votre Majesté impériale ». Cette marque d'estime chatouille l'orgueil du « prétendant officiel au trône » et il se remet à espérer qu'il n'a pas que des adversaires parmi ses intimes.