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Catherine est, comme de juste, très vite avertie des efforts qu'on déploie au sein de la « petite Cour » pour détourner Alexandre du projet successoral imaginé par sa grand-mère. La riposte est immédiate. Ayant mandé La Harpe dans son bureau, l'impératrice lui signifie, tout à trac, son renvoi. Congédié comme un domestique, La Harpe ne peut que rapporter cette sentence à son pupille. Alexandre s'effondre en larmes. Quant à Paul, il considère que cette disgrâce d'un homme irréprochable est une mesure vexatoire de Sa Majesté envers lui-même. D'ailleurs, il estime qu'il n'y a plus personne de sensé à la surface de la planète. Même en France, refuge habituel de la raison, l'épouvante règne dans les villes, on se dénonce entre voisins, la guillotine n'arrête pas de trancher des têtes, tandis que les armées de la République s'efforcent de contenir, à l'extérieur, les puissances ennemies liguées pour délivrer le pays de ses « démons ».

Depuis la rupture des relations diplomatiques avec la patrie exécrable des Marat et des Robespierre, les Français résidant en Russie ont reçu l'ordre, sous peine d'expulsion, de condamner solennellement la Révolution française et de jurer une stricte obéissance aux lois de leur terre d'accueil. Les frontières sont fermées aux marchandises françaises, qu'il s'agisse de colifichets ou de livres. Dans la haute société, on continue de parler français pour montrer qu'on a de la culture, mais on maudit la France pour montrer qu'on a du cœur. Catherine déclare que la France est « un repaire de brigands », que les révolutionnaires sont des « canailles », qu'il faut « exterminer jusqu'au nom des Français » et que la capitale de la France n'est plus Paris, la sanglante, mais Coblence, lieu de ralliement des émigrés et berceau de l'armée du prince de Condé.

Comme pour justifier cette fureur antirépublicaine et antifrançaise, on apprend, en octobre 1793, que Marie-Antoinette vient, à son tour, d'être traînée sur l'échafaud et décapitée. Pour comble de scandale, voici que Notre-Dame de Paris, haut lieu de la foi catholique, devient, par décret, le Temple de la Raison. Est-ce par une moquerie iconoclaste ou par un stupide athéisme qu'on l'a rebaptisée ainsi ? Cette nouvelle appellation de la vieille cathédrale a-t-elle été voulue par un apprenti philosophe ou par une crapule avinée ? Il est vrai, pense Paul, qu'à l'heure qu'il est, en France, philosophe et crapule ne font qu'un. Tous les échos qui lui arrivent de Paris le renforcent dans l'idée que, pour préserver de la contagion son domaine personnel de Gatchina, il doit redoubler de sévérité envers ceux qui ont la chance d'y habiter sous son égide.

Dans ce climat de veillée d'armes, l'autoritarisme tatillon du grand-duc prend les dimensions d'une folie de l'ordre et de la discipline. Obsédé par le souci du détail, il ne sait qu'imaginer pour améliorer la tenue de ses troupes. La vue d'un bouton mal cousu sur un uniforme l'irrite plus que ne le ferait une erreur dans l'exposé d'une théorie métaphysique. Accablés de réprimandes et de punitions, ses hommes vivent dans la crainte permanente de lui déplaire. « On dirait qu'il invente les moyens pour se faire haïr, note Fedor Rostoptchine. Le moindre retard, la moindre contradiction le mettent hors de ses gonds. Ce qui est singulier, c'est qu'il ne répare jamais ses fautes et continue à se fâcher contre celui auquel il a manqué. A Gatchina, on entend parler chaque jour d'actes de violence et de petitesse qui feraient rougir un particulier5. » Une fois, en présence de ses fils, Alexandre et Constantin, qui s'étonnent de son comportement atrabilaire devant un officier coupable d'une peccadille, Paul cite, pour justifier son intransigeance, une décision particulièrement cruelle du Comité de salut public, en France, et s'écrie en riant : « Vous voyez, mes enfants, vous voyez qu'il faut traiter les hommes comme des chiens ! » » Ni Alexandre ni Constantin n'osent le contredire, mais tous deux pensent que leur grand-mère n'a pas tort en redoutant, pour l'avenir du pays, les débordements imprévisibles de leur père.

1 Lettre de Catherine Nelidov à Paul, vers 1800, citée par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

2 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande. Lettre en français.

3 Lettre du 8 mars 1787, citée par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

4 A. Khrapovitski : Notes et Souvenirs, cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

5 Rapporté par N.K. Schilder : Portrait historico-biographique de Paul Ier.

VI

A QUI LE TOUR ?

Le caractère de Paul est si méfiant, si rude, si versatile, que le souci quotidien de sa femme est de surveiller son humeur et d'intervenir à temps pour éviter la casse. Si elle tient à ce que l'existence de leur couple soit supportable, elle doit lutter tout ensemble contre les fantasmes de son mari qui la rabroue et lui demande pardon dix fois par jour, contre ses fils Alexandre et Constantin, qui sont subjugués par leur grand-mère au point de négliger leur mère, contre Catherine Nelidov qui joue de sa chasteté comme d'une arme et attise le désir du grand-duc en se refusant à lui, et contre l'influence d'un nouveau venu parmi les familiers de Son Altesse, un certain Ivan Koutaïssov, d'origine turque, « premier valet de chambre de Monseigneur ». Flatteur et retors, le bonhomme, employé d'abord comme barbier, devient vite le confident de son maître. En le rasant, le matin, il lui glisse à l'oreille des conseils sur la conduite à tenir avec sa femme et avec ses enfants. On dit même qu'il lui cherche une favorite, afin de le guérir de sa passion desséchante pour Catherine Nelidov. Cependant, malgré les intrigues de son factotum, Paul continue de remplir fidèlement ses devoirs conjugaux. Tandis que les troupes russes, commandées par le feld-maréchal Souvorov, infligent une raclée définitive à ces enragés de Polonais et qu'en France, avec une logique implacable, la Terreur se retourne contre ceux qui l'ont déclenchée, à Gatchina la Cour grand-ducale, repliée sur elle-même, vit dans l'attente d'un heureux événement.