Le 7 janvier 1795, Marie Fedorovna accouche d'une sixième fille, Anne. Hélas ! une semaine plus tard, la joie familiale s'achève en deuil : la cinquième fille du couple, la petite Olga, âgée de deux ans et demi, meurt inopinément. Ni gain, ni perte. Un enfant chassant l'autre, le chiffre de la progéniture de Leurs Altesses demeure stable : sept en tout. C'est plus qu'il n'en faut pour assurer l'avenir de la dynastie. Mais Paul n'ose même plus faire de projets, ni en ce qui le concerne, ni en ce qui concerne ses descendants. Tout dépend de Catherine, et elle paraît de plus en plus résolue à sauter une génération pour la dévolution de la couronne. Selon les dernières rumeurs, elle annoncerait bientôt, dans un manifeste, qu'elle désigne comme héritier, non point, ce qui serait normal, son fils Paul, mais son petit-fils Alexandre. Certes, ce ne sont peut-être là qu'élucubrations de courtisans cancaniers. Paul veut croire encore que le sentiment maternel sera plus fort, chez l'impératrice, que l'envie d'imposer sa loi, coûte que coûte, à un pays désorienté. Pour l'instant d'ailleurs, Catherine a d'autres chats à fouetter. Pendant que la Russie, la Prusse et l'Autriche procèdent, en toute impunité, au dépeçage de la Pologne, la France, enfin soûle de discours, de mensonges et de sang, salue la chute de Robespierre et de ses acolytes, se donne une nouvelle Constitution et délègue à un Directoire de cinq membres la charge de conduire sa politique. Au vrai, Catherine se méfie de ce triumvirat de fantoches. Tant que la France n'aura pas été écrasée, envahie et rendue à un roi héréditaire, cette nation d'écervelés constituera une menace pour ses voisins. Paul, en revanche, augure de ce retour des Français à la raison une promesse de répit pour l'Europe. Mais ce n'est pas un motif suffisant, juge-t-il, pour qu'il relâche ses efforts en vue de la création, à Gatchina, d'une force armée capable de défendre la Russie contre toute agression.
Désormais, son amour de l'art militaire tourne à la démence. Le moindre manquement au service est sanctionné par lui comme un crime de lèse-majesté. Ayant obtenu de l'impératrice que ses fils, Alexandre et Constantin, viennent plus souvent respirer l'air de Gatchina, il les entraîne dans sa passion de la parade. Après avoir souri de la maniaquerie paternelle, Alexandre y prend goût. Son premier soin, en arrivant dans la principauté grand-ducale, est de se changer de pied en cap. Habillé, comme il se doit, d'un uniforme prussien, il s'initie aux subtilités du maniement d'armes, des sonneries de trompes et des roulements de tambour réglementaires, du pas cadencé et du pas accéléré, des marches et des contremarches. Paul exulte. Il croit avoir reconquis ses deux grands garçons au nez de l'impératrice. Dans sa jubilation, il ne s'aperçoit même pas que sa femme est moins heureuse que lui de les voir atteints, tous trois, de la même marotte et que sa « maîtresse platonique », Catherine Nelidov, est jalouse, parce que, depuis quelque temps, il s'intéresse à un autre parangon de grâce et d'innocence, Nathalie Veriguine. Blessée par cette trahison sentimentale, Mlle Nelidov revient à la charge auprès de Sa Majesté et obtient enfin l'autorisation de « démissionner » et de se retirer au couvent de Smolny. Son départ coïncide avec l'anniversaire de l'impératrice, Catherine la Grande, qui, le 21 avril 1796, fête ses soixante-sept ans. Deux mois après, le 25 juin, de nouvelles festivités saluent la performance de la grande-duchesse, pondeuse infatigable, qui vient de donner le jour à un neuvième enfant, son troisième fils, Nicolas. Les félicitations pleuvent de toutes parts sur ce couple exceptionnellement fécond. A travers les heureux parents, c'est la Russie entière qui a accouché.
Peut-être est-ce trop d'honneurs pour Paul et sa prolifique moitié, juge la tsarine. A peine Marie Fedorovna relève-t-elle de ses couches que Sa Majesté la convoque pour une communication de la plus haute importance. Toisant la jeune femme avec une autorité comminatoire, elle lui demande de signer un acte par lequel elle reconnaîtrait la nécessité d'écarter son mari du pouvoir, en faveur de son fils aîné, Alexandre. Justement indignée, Marie Fedorovna passe outre au respect que lui inspire son impériale belle-mère et refuse de prêter la main à cette spoliation. Catherine s'étonne d'une réaction qui, à son avis, va à la fois contre le bon sens et contre l'intérêt du pays. Néanmoins, elle laisse partir sa bru sans insister davantage. Rentrée à Gatchina, la grande-duchesse écrit à Alexandre pour lui recommander de l'imiter en évitant d'être complice du honteux dépouillement de son père. « Tenez-vous-en au nom de Dieu, lui recommande-t-elle. [Ayez] du courage et de la fermeté, mon enfant. Dieu n'abandonnera pas l'innocence et la vertu. » Après l'échec de la conversation entre l'impératrice et sa belle-fille, on ne parle plus ouvertement du manifeste, mais les bruits le concernant courent encore et même se précisent. On avance même, parmi les soi-disant initiés, que Sa Majesté fignole les termes du document avec Bezborodko et qu'elle voudrait le publier au début de l'année suivante. En attendant, elle met les bouchées doubles en politique. A peine en a-t-elle terminé avec l'affaire polonaise, qu'elle cède aux conseils de Platon Zoubov et charge le frère de celui-ci, le général Valentin Zoubov, de se lancer à la conquête de la Perse. Peu importe si des diplomates s'inquiètent, çà et là, en Europe, de cette expansion de la Russie en Asie Mineure. Les armées de Sa Majesté sont de taille à inspirer le respect à toutes les autres, proclame Platon Zoubov. Cependant, on s'intéresse aussi, depuis peu, à Gatchina comme à Saint-Pétersbourg, aux exploits d'un jeune général français, d'origine corse, un certain Bonaparte, qui collectionne les victoires partout où il fourre le nez. « Comme il va, ce jeune Bonaparte ! écrit le feld-maréchal Souvorov à son neveu Gortchakov. C'est un héros, un géant, un sorcier. Il triomphe de la nature et des hommes. Voici ma conclusion : tant que le général Bonaparte conservera sa présence d'esprit, il sera vainqueur [...]. Mais si, pour son malheur, il s'élance dans le tourbillon de la politique, s'il rompt l'unité de sa pensée, il se perdra1. »
Le 5 novembre 1796, Paul et Marie Fedorovna déjeunent, avec quelques amis intimes, au moulin de Gatchina, à cinq verstes du château. Le grand-duc est d'une humeur morose : il a appris que, dans quelques jours, exactement le 24 du même mois, pour la Sainte-Catherine, fête patronymique de Sa Majesté, celle-ci a l'intention de rendre public le manifeste qui le privera de la couronne au profit d'Alexandre. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Les pronostics se contredisent. On affirme que, pour l'heure, le document est enfermé dans la cassette impériale et que nul ne l'a encore lu. Le malaise que Paul éprouve dans cette atmosphère de fin de règne est accentué par un rêve que sa femme et lui ont fait simultanément, la nuit précédente, et dont, à leur réveil, ils ont confronté les étranges souvenirs. L'un et l'autre ont ressenti, dans leur sommeil, qu'une main puissante les soulevait de terre et les tirait irrésistiblement vers le ciel. Que signifie cette vision délirante ? N'est-ce pas le présage d'une mort ordonnée par Sa Majesté ? En racontant ce cauchemar à ses voisins de table, le grand-duc a le visage hagard d'un condamné sur les marches de l'échafaud. Dès la fin du repas, il exige de rentrer, vite, vite, à Gatchina. En chemin, le carrosse de Leurs Altesses croise un courrier parti à leur rencontre. Celui-ci leur annonce l'arrivée imminente d'un des frères Zoubov, « porteur de nouvelles importantes ». A ces mots, le grand-duc blêmit et demande combien de frères Zoubov l'attendront au château. En apprenant qu'il n'y en aura qu'un, il fait le signe de la croix et murmure : « S'il est seul, on en viendra à bout ! »