Quand il arrive chez lui, on l'avertit que Nicolas Zoubov est là et demande à être reçu. Pas moyen de tergiverser ! En un clin d'oeil, Paul s'imagine arrêté, jeté dans une forteresse et froidement abattu par des assassins aux ordres de sa mère, comme son père l'a été trente-quatre ans auparavant. Néanmoins, il ordonne qu'on fasse entrer l'envoyé de la capitale. En pénétrant dans le bureau de Paul, Nicolas Zoubov a l'air plus navré que menaçant. D'une voix entrecoupée, il révèle à Paul que Sa Majesté Catherine II a été frappée d'apoplexie, qu'elle est au plus mal et qu'il est chargé de conduire Leurs Altesses au chevet de la mourante. Pris de court, Paul hésite entre une joie sacrilège et une terreur prémonitoire. Doit-il suivre Nicolas Zoubov à Saint-Pétersbourg ? Ne s'agit-il pas d'un guet-apens ? De toute façon, il ne peut reculer. L'angoisse au cœur, il fait atteler son carrosse et grimpe dedans avec sa femme. Nicolas Zoubov les précède à cheval pour préparer les relais. La journée est calme, glacée. Les clochettes de l'équipage tintent gaiement dans le silence hivernal. La neige s'étend à perte de vue, de chaque côté de la route. Ni Paul ni Marie Fedorovna n'osent parler, mais leurs pensées se rejoignent.
A la première halte, ils trouvent le chambellan Fedor Rostoptchine, venu tout droit de Saint-Pétersbourg. Celui-ci leur donne des détails sur la maladie de l'impératrice. C'est le valet de chambre et la camériste de Sa Majesté qui l'ont découverte, ce matin, gisant, inerte, dans sa garde-robe. Une attaque foudroyante. Elle est paralysée. On craint qu'elle ne s'en remette pas. Au relais suivant, Paul descend pour se dégourdir les jambes. En s'approchant de lui, Rostoptchine croit discerner des larmes dans ses yeux. Prenant les mains du grand-duc, il murmure avec compassion : « Ah ! Monseigneur, quel moment pour vous ! » A ces mots, Paul cambre la taille, affermit son regard et dit simplement : « Attendez, mon cher, attendez ! J'ai vécu quarante-deux ans, Dieu m'a soutenu ; peut-être me donnera-t-il la force et la raison pour supporter l'état auquel il me destine ! »
Or, cet « état », Paul ne sait encore si ce sera celui d'empereur de Russie ou celui de premier prince de l'empire, sous le règne usurpatoire de son fils. On repart dans le crépuscule, et les pensées du grand-duc s'assombrissent en même temps que le ciel. De relais en relais, des estafettes apportent les ultimes bulletins de santé de Sa Majesté. Ainsi les voyageurs apprennent-ils que l'impératrice n'a toujours pas repris connaissance, qu'Alexandre et Constantin, qui s'étaient absentés de la capitale, ont pu être alertés à temps et qu'ils sont déjà auprès de leur grand-mère, que tous les médecins de la cour se relaient autour de l'illustre patiente et que, dans toutes les églises, on prie pour la guérison de la « petite mère » Catherine. Partagée, elle aussi, entre la peur, la piété et l'espoir, Marie Fedorovna encourage son mari, à voix basse, pour que, quelle que soit l'issue de cette compétition entre un père et son fils au chevet d'une moribonde, il ne perde pas confiance en son étoile.
A huit heures et demie du soir, le carrosse du grand-duc se range devant la façade du palais d'Hiver. L'immense bâtisse bourdonne comme une ruche. Les courtisans, qui se pressent dans les salles de réception et jusque dans les escaliers, sont accourus à la première alerte pour ne pas manquer un événement historique. Ils sont aussi impatients d'assister à la fin d'un long règne que de savoir le nom du successeur, autrement dit de celui à qui il faudra plaire et se soumettre pour continuer à faire sa pelote sous les lambris du palais. Sera-ce Paul ou Alexandre, le prochain tsar de toutes les Russies ? Les paris vont bon train. En abordant cette foule obséquieuse et avide, Paul a un mouvement de recul. Il reconnaît dans l'assistance Platon Zoubov, le dernier amant de sa mère, et s'étonne que cet homme, hier encore tout-puissant, s'avance vers lui avec un visage ravagé de quémandeur. Il est accompagné du vice-chancelier Bezborodko, qui doit sa carrière à Catherine. Tous deux, redoutant la disgrâce et la perte de leurs privilèges, tombent à genoux devant lui. Paul, superbe de clémence, les relève, les embrasse et salue aimablement les autres dignitaires présents qui se plient en deux et murmurent des paroles de bénédiction sur son passage. Cette satisfaction d'amour-propre n'est rien auprès du bonheur intense qu'il éprouve en voyant ses deux fils, Alexandre et Constantin, lesquels, pour l'accueillir au palais, ont revêtu l'uniforme prussien dont il est le promoteur en Russie. Un regard sur eux lui a suffi pour deviner qu'Alexandre, par respect filial, ne fera pas valoir ses droits à la couronne. Néanmoins, il faut se méfier encore de ce maudit manifeste, tenu secret, et qui risque d'exploser, au plus mauvais moment, telle une bombe infernale. Dans un pays aussi traditionaliste et superstitieux que la Russie, la volonté d'une souveraine peut fort bien subjuguer le peuple par-delà le tombeau.
Personne ne dort, cette nuit-là, autour de Paul. Le palais d'Hiver est un vaste campement, dont tous les recoins sont occupés par des veilleurs à l'affût du moindre bruit, de la moindre porte qui s'ouvre. A l'aube du 6 novembre, l'impératrice est toujours en vie. Paul se décide à entrer dans la chambre où elle repose, entourée de médecins, de gardes-malades et de prêtres. Le visage de Catherine est livide, avec, par endroits, des taches violacées. Une bave rose perle à la commissure de ses lèvres. Elle semble inconsciente, absente, et sa respiration n'est plus qu'un râle douloureux. Ayant pris l'avis d'un docteur, Paul fait appeler le métropolite Gabriel et lui demande d'administrer les saints sacrements à Sa Majesté. Platon Zoubov sanglote, la face dans les mains. Mais sur quoi pleure-t-il ? Sur la perte de sa vieille maîtresse ou sur celle des privilèges qu'elle lui a jadis consentis ? Insensible aux lamentations de ce pantin, Paul ordonne de dresser la table du déjeuner à côté de la chambre de Catherine et se restaure là, en tête-à-tête avec son épouse, tandis que, derrière la porte, la respiration de la malade se ralentit et s'engorge. Plus tard, s'étant sustenté, il convoque Bezborodko et le procureur général Samoilov et pénètre avec eux dans le cabinet de travail de l'impératrice. Une fois sur les lieux, il fouille dans les tiroirs du secrétaire, trie des lettres, compulse des rapports et tombe sur un pli fermé, entouré d'un ruban noir et portant l'inscription : « A ouvrir après ma mort, dans le Conseil ». Comme Paul hésite à décacheter le paquet, Bezborodko lui désigne du regard une cheminée où brûle un feu de bois. Encouragé par cette mimique, le grand-duc jette le document dans les flammes. La tsarine n'est pas encore morte que son ultime pensée n'existe plus. Penché sur le tas de cendres, Paul comprend que, cette fois, il n'a plus à craindre le déroulement du processus successoral. Cependant, pour être tout à fait apaisé, il lui manque l'approbation et le soutien de son homme de confiance, le fidèle, l'irremplaçable, le rugueux colonel Araktcheïev. Il l'a fait prévenir par courrier spécial et « le caporal de Gatchina », chevauchant à bride abattue, arrive enfin, les vêtements froissés, la face éclaboussée de boue et le regard émerveillé par la soudaine fortune de son maître. Paul le reçoit avec enthousiasme et le nomme aussitôt général et commandant d'armes de Saint-Pétersbourg. Puis, prenant la main d'Alexandre et la plaçant dans celle d'Araktcheïev, il prononce d'un ton prophétique : « Soyez amis pour toujours et aidez-moi ! » Tout semble pour le mieux, sauf que l'impératrice s'accroche encore à la vie. Paul s'impatiente. On dirait une mauvaise farce de Sa Majesté. Pourquoi joue-t-elle à retarder sa sortie ? Enfin, à neuf heures du soir, le docteur Robertson annonce à Leurs Altesses que le dernier moment approche. Paul s'avance le premier. Sa femme, les grands-ducs Alexandre et Constantin, les grandes-duchesses Alexandra et Hélène, accompagnés de Platon Zoubov, de Bezborodko, de Samoïlov, de quelques gentilshommes et de quelques dames d'atour, sont introduits derrière lui au chevet de l'impératrice agonisante. « Cette minute restera à jamais présente dans ma mémoire, notera Rostoptchine. A droite du corps de l'impératrice, se tenaient l'héritier avec son épouse et leurs enfants ; à la tête du lit, Plechtcheïev et moi-même, appelés pour l'occasion ; à gauche, les docteurs et les domestiques. Sa respiration était devenue embarrassée ; le sang lui montait à la tête, changeait les traits de son visage, puis refluait de nouveau, et celui-ci se détendait. Le silence de tous les assistants, la fixité des regards dirigés vers le même objet, l'absence de toute pensée profane, la demi-obscurité qui régnait dans la pièce, tout inspirait l'effroi et annonçait que la mort était là. » A dix heures et quart, l'impératrice pousse un soupir à peine perceptible et sa figure blafarde se fige dans une expression de sérénité et de contentement. Paul s'agenouille, imité par toutes les personnes présentes. Après quelques instants de recueillement, il se relève et passe dans la pièce voisine, pleine de hauts dignitaires et de dames éplorées. La foule retient son souffle. Le comte Samoilov paraît, à son tour, sur le seuil. La face pétrifiée de gravité, il déclare d'une voix sonore : « Messieurs, l'impératrice Catherine II est morte. Sa Majesté Paul Ier est désormais l'empereur de toutes les Russies. »