En entendant cette phrase qui coupe court aux interprétations malveillantes, Paul est saisi d'un tel vertige qu'il ne sait plus s'il peut laisser éclater sa joie ou s'il doit, par décence, continuer à feindre la tristesse. Déjà, le maître de cérémonie Valouev proclame, à travers les salles avoisinantes, que, dans la chapelle du palais d'Hiver, tout est organisé pour la prestation de serment. Au milieu de la cohue, subitement électrisée, on s'embrasse en sanglotant de chagrin, de bonheur, ou des deux ensemble. L'essentiel est de paraître ému. Les gens se bousculent autour du tsarévitch devenu tsar. Chacun veut le toucher, lui baiser la main. Et les plus empressés à lui témoigner leur fidélité sont, à coup sûr, ceux qui l'ont le plus souvent desservi auprès de la défunte. Des valets ont apporté, en hâte, un trône dans la chapelle. Encore abasourdi par une chance qu'il a si longtemps attendue en vain, Paul s'assied, de tout son poids, à la place laissée vacante par Catherine la Grande. Carré dans ce fauteuil magistral, il porte haut sa tête aux traits simiesques, aux yeux globuleux et à la lippe plissée dans une grimace d'arrogance. Après avoir souffert quarante-deux ans sous l'autorité despotique de sa mère, il a enfin jeté bas la statue. S'il doutait encore de sa victoire, il lui suffirait de promener ses regards sur le défilé docile des courtisans, qui marchent vers lui comme vers une icône. En tête du cortège, s'avance sa femme, devenue, du même coup, impératrice. Ayant baisé la croix et l'Evangile, elle voudrait, selon l'usage, poser les lèvres sur la main de son époux et se prosterner à ses pieds. Mais il l'en empêche. La même cérémonie d'allégeance se répète pour chacun des enfants, pour chacun des dignitaires, pour chacun des courtisans. Le métropolite Gabriel, et tout le clergé avec lui, s'inclinent à leur tour devant le nouveau maître de l'empire. Cet hommage interminable et fastidieux, loin de lasser la patience de Paul, l'exalte comme de l'alcool dégusté à petites gorgées.
Après l'office religieux, il éprouve le besoin d'assister à un autre office, militaire celui-là, et décide de passer en revue un régiment de la garde. Pendant l'exercice, mécontent de la tenue des hommes, il grogne et tape du pied pour exprimer sa réprobation. Il est temps, pense-t-il, de mettre de l'ordre dans cette pétaudière. Son ambition, aujourd'hui, plus encore qu'hier, est de transformer la Russie en un immense Gatchina, d'effacer jusqu'au souvenir du règne exécrable de sa mère et de renouer avec les idées politiques de son père, lâchement assassiné. Sans l'avouer à personne, il ne se considère pas comme le successeur de Catherine II, mais comme le vengeur de Pierre III.
Dès le lendemain de son accession au trône, Paul Ier entend faire le ménage au sein de la maison de Russie. Pour commencer, il exile dans leurs terres deux des complices du meurtre de son père, le prince Bariatinski et le général Passek, gouverneur de la Biélorussie. La princesse Dachkov, qui assista Catherine lors de sa prise de pouvoir, est également reléguée dans son domaine, afin d'y méditer sur son comportement délictueux de 1762. Un autre membre du complot, Alexis Orlov (frère de Grégoire, un des premiers amants de Catherine), ayant omis de se présenter à la chapelle lors de la cérémonie du serment, Paul lui envoie Rostoptchine, pour le rappeler à l'ordre. L'émissaire de l'empereur trouve le vieil homme malade, au lit, le réveille en sursaut et lui fait signer un acte de contrition et de soumission. En revanche, le tsar, qui a détesté Platon Zoubov du vivant de Catherine, le traite avec bienveillance après la mort de son impériale maîtresse. Comme celui-ci, tombé au plus bas, veut lui rendre, en tremblant, son bâton d'aide de camp général, il le prie de continuer son service et d'accepter une superbe maison sur le quai de la Néva en remplacement de son appartement de fonction au palais d'Hiver. Après quoi, il va le voir dans son nouveau logis, avec Marie Fedorovna, et échange avec lui des paroles d'amitié. Ebloui par tant de bienveillance, Platon Zoubov se demande s'il n'a pas affaire à un saint en uniforme. Mais sa joie est de courte durée. Quelques jours après ce miraculeux retour en grâce, il est avisé que, par ordre de Sa Majesté, il est relevé de toutes ses fonctions, privé de tous ses avantages, que tous ses avoirs sont placés sous séquestre et qu'il doit immédiatement quitter la Russie. Cette volte-face cruelle, qui stupéfie la victime, amuse Paul comme une moquerie posthume dédiée à sa mère.
Toujours soucieux de la contrarier dans l'au-delà puisqu'il a été empêché de le faire sur terre, il ordonne de libérer de la forteresse de Schlusselbourg le philosophe et éditeur franc-maçon Novikov qu'elle y a enfermé, rappelle d'exil l'écrivain Radichtchev qu'elle a condamné pour avoir publié un brillant Voyage de Moscou à Saint-Pétersbourg, relâche tous les Polonais prisonniers de guerre à la suite des dernières insurrections, ainsi que leur chef Kosciuszko, dont il promet de faciliter le passage en Amérique. Lors d'une visite à ce patriote rebelle, il lui déclare, en présence du grand-duc Alexandre : « Je sais que vous avez beaucoup souffert, que vous avez été longtemps maltraité, mais, sous le précédent règne, tous les honnêtes gens ont été persécutés, moi le premier. » De même Stanislas Poniatowski, ex-amant de Catherine et ex-roi de Pologne, est tiré de sa captivité douillette de Grodno et installé sur un pied seigneurial, à Saint-Pétersbourg. Quant à ses amis des années noires, Paul tient par-dessus tout à leur prouver qu'il n'est pas un ingrat. Puisque sa « maîtresse platonique », Catherine Nelidov, s'obstine à s'enterrer dans le couvent de Smolny, il couvre de bienfaits le frère cadet de l'absente, qui, de simple page, devient successivement capitaine, colonel et aide de camp de Sa Majesté. Le barbier-factotum Koutaïssov reçoit en cadeau un hôtel particulier avec vue sur la Néva et le poste de directeur de la domesticité impériale. Rostoptchine est promu général, ainsi que Plechtcheïev, Repnine et quelques autres familiers de Gatchina. Quant à Alexandre Kourakine, si sévèrement traité par Catherine II à cause de son amitié avec Bibikov, l'auteur d'une lettre insolente, il est nommé vice-chancelier, et son frère Alexis, procureur général.
L'attitude ambiguë de Paul lors de son arrivée au pouvoir est à la fois l'expression d'une gratitude sincère envers ses compagnons de disgrâce et d'une vindicte irrépressible envers tous les autres. Pour démontrer à la Russie entière qu'il avait raison alors que sa mère s'obstinait à lui donner tort, il décide d'accorder aux troupes de Gatchina le statut réservé jusque-là à la garde impériale. Du jour au lendemain, la capitale est envahie par une armée de Prussiens qui sont des Russes déguisés. Tout à coup, le palais d'Hiver, qui accueillait naguère des personnages élégants et abritait des conversations légères et raffinées, se transforme en un corps de garde où règne la tradition germanique. « On n'entendait plus que des bruits d'éperons, de bottes fortes, de briquets et, comme dans une ville conquise, tous les logements furent envahis par une nuée d'hommes de guerre qui faisaient un vacarme assourdissant », écrit le poète Gabriel Derjavine, témoin de cette métamorphose. Un autre contemporain, Alexandre Chichkov, précise : « De petites gens, qu'on ignorait encore la veille, s'agitaient, bousculaient tout le monde et donnaient impérieusement des ordres ». Et le prince Golitzine conclut : « Le palais est changé en caserne [...]. Dès l'entrée, on s'aperçoit du goût exagéré qu'a l'empereur pour le militaire, principalement pour l'exactitude et la régularité dans les mouvements, à l'instar de Frédéric, roi de Prusse, dont l'empereur essaie de copier les attitudes2. »