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Sur l'ordre du tsar, les grosses cravates, les cheveux flous, les airs évaporés et rieurs sont bannis de la cour. Dans l'enceinte du palais, la mode est aux visages compassés et aux gestes secs. Les guêtres, les gants, les coiffures poudrées et les cannes à la prussienne sont de rigueur. Pour gagner la sympathie du peuple, Paul s'impose parfois de paraître dans les rues sur son cheval blanc, Pompon. Hiératique sous ses boucles enfarinées, il dévisage les passants pétrifiés de respect. Et, en vérité, derrière chaque homme il voit un soldat en puissance. Son rêve serait de leur passer à tous un uniforme et de les loger tous dans des casernements. Mais il devine, à mille indices, qu'ils ne sont pas encore prêts à se couler dans le moule qu'il a imaginé pour eux.

La consternation des petites gens est à son comble lorsque Sa Majesté se rend à une parade du fameux régiment de la garde Izmaïlovski. Les gaillards de cette unité portent encore l'ancien uniforme russe, et ils en sont fiers. Mais Paul ne cache pas son dépit devant cette persistance dans l'erreur. Autour de lui, les flatteurs abondent dans son sens. Araktcheïev critique même, à haute voix, le comportement des officiers. Lorsque apparaissent les étendards de cette troupe d'élite, il a l'habitude de s'écrier, goguenard : « Voici les vieilles jupes de Catherine ! » Paul ne le remet pas à sa place. Sans doute même sourit-il de cette moquerie. Tout ce qui insulte à la mémoire de sa mère le ravit. Or, en l'occurrence, ce n'est pas tant Catherine la Grande qui a été outragée, c'est la Russie. L'exclamation d'Araktcheïev a été entendue par quelques spectateurs à l'oreille fine. Elle sera répétée. Et, si Paul ne songe plus à cet incident mineur après la fin du défilé, les nostalgiques de la tradition russe, de la gloire russe, ne l'oublieront pas de sitôt !

1 Lettre du 25 octobre 1796. Cf. Alexeï Peskov : Paul Ier, sa empereur de Russie.

2 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande.

VII

UN TSAR QUI A PEUR DE SON OMBRE

Parce qu'il a dû patienter longtemps avant d'imposer son droit légitime au trône de Russie, Paul décide de faire payer cette attente à sa mère en retardant autant que possible la date des obsèques. C'est presque un mois après qu'elle est morte et que son corps a été exposé à la vénération de ses sujets qu'il se résout à l'enterrer officiellement. Encore entend-il que cet ultime hommage soit rendu à la fois à Catherine II, qui vient de disparaître, et à Pierre III, décédé depuis trente-quatre ans. Ce dernier étant passé de vie à trépas avant d'avoir eu le temps de régner, elle avait invoqué le prétexte de la « non-validation » pour lui refuser la sépulture traditionnelle des tsars en la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, et s'était contentée de le faire transporter au couvent Saint-Alexandre-Nevski, où il reposait depuis, dans l'oubli de tous. Devenu empereur, Paul ne peut tolérer cette humiliation et exige que les restes de son père soient tirés de leur caveau et unis à ceux de sa mère, afin d'être inhumés ensemble dans la nécropole des souverains. En ouvrant la bière, très endommagée, du monarque, on constate qu'elle ne contient que quelques débris de squelette, le chapeau, les gants et les bottes du défunt. Ces reliques sont aussitôt recueillies, enfermées dans un cercueil neuf, transférées en grande pompe au palais d'Hiver et installées à côté du cercueil de sa criminelle épouse. Ainsi, le cadavre de la vieille femme, qui a glorieusement dirigé la Russie pendant des lustres, est-il couché tout contre celui de son jeune mari, victime du complot qu'elle avait monté. Grand organisateur de spectacles, leur fils jouit de cette tardive réconciliation conjugale, opérée à son initiative, et fait tendre, au-dessus du couple disparate, une banderole avec cette inscription : « Divisés dans la vie, unis dans le trépas ». Tout Saint-Pétersbourg défile devant le double catafalque, sous le regard scrutateur de Sa Majesté, dont l'ambition avouée est de corriger l'Histoire. Dignitaires du régime, courtisans, diplomates marchant l'un derrière l'autre à petits pas, témoignent, en silence, de leur approbation à la mise en scène funèbre imaginée par l'empereur. Relatant cette exhibition, le baron Stedingt, ministre de Suède, écrit à son gouvernement : « Que dire de cette femme orgueilleuse, qui dictait ses volontés aux souverains et qui se trouve maintenant exposée aux yeux et au jugement du public, à côté d'un mari qu'elle a fait mourir. Voilà une terrible leçon que la Providence donne aux pervers. »

A la cérémonie de la contrition publique, succède celle de l'acheminement des deux corps vers la cathédrale Pierre-et-Paul. Un froid de moins dix-huit degrés paralyse la ville. Les cloches sonnent le glas au-dessus d'un cortège grelottant. Là encore, Paul a voulu souligner le caractère expiatoire de cette lente marche dans les rues enneigées. Sur son ordre, ce sont les survivants de la conjuration de 1762 qui ouvrent la procession en costume d'apparat. Le principal coupable, le régicide Alexis Orlov, « le balafré », a beaucoup vieilli. Son uniforme, qu'il a tiré de la garde-robe pour l'occasion, lui est devenu trop étroit. Ses jambes le soutiennent à peine. Il s'avance, portant sur un coussin brodé d'or la couronne de sa victime. Ses complices, Bariatinski et Passek, tiennent les cordons du poêle. En les obligeant à cette palinodie, Paul a voulu les désigner à la vindicte de la foule. Mais qui, dans le peuple, se souvient de Pierre III, ce souverain virtuel, qu'on a déterré sans crier gare et qu'on va enterrer ailleurs ? Sur le parcours du défilé, les gens pleurent la « petite mère Catherine », qui a régné longtemps, s'inclinent devant Paul Ier, qui lui succède et qui, peut-être, se montrera aussi bénéfique qu'elle, mais nul ne s'attendrit sur un passé tellement lointain qu'on se demande ce qu'il y a de vrai là-dedans.

La nef de l'immense cathédrale est pleine à craquer. Des prêtres, aux chasubles noires lamées d'argent, célèbrent les doubles funérailles du père et de la mère de l'actuel souverain. Ce sont les noces de deux fantômes. Se haïssent-ils encore, malgré la putréfaction de leur chair ? Où vont-ils faire la paix afin de libérer leur fils des tourments qui le rongent ? Tous deux étaient d'origine germanique. Tous deux avaient voulu gouverner un pays dont, au début, ils ignoraient la langue et ne professaient pas la religion. Mais, si Pierre a été fauché avant d'avoir pu donner sa mesure, Catherine a été injustement favorisée par le sort. Sa longévité, que tant de gens ont admirée, a, pour Paul, un caractère diabolique. Même si elle est bénie par l'Eglise en ce grand jour, il ne peut lui pardonner ses crimes. La sarabande de ses amants danse, la nuit, dans sa tête. Ne dit-on pas qu'elle a poussé l'incongruité jusqu'à épouser, en grand secret, Potemkine ? Debout devant le cercueil de sa mère, Paul se refuse à admettre cette dernière infamie. Les méfaits de la défunte ne doivent pas, estime-t-il, être enterrés avec elle. Après les obsèques grandioses, le règlement de comptes continue. Cherchant un châtiment exemplaire pour le fastueux « prince de Tauride », qui a contribué à la légende de Catherine la Grande, Paul fait ouvrir le mausolée de Potemkine, à Kherson, et disperser aux quatre vents les ossements maudits. Il aurait voulu être fossoyeur pour profaner, de ses mains, les tombes de tous ceux que Catherine a aimés.