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Peu après, sa colère retombe, et, délaissant ses affaires personnelles, il retourne aux affaires du pays. Au vrai, il n'a jamais su distinguer les unes des autres. La même fougue l'anime, qu'il s'agisse d'un conflit familial ou d'un conflit politique. D'ailleurs, dans les deux cas, il se laisse guider par ses sentiments au mépris de toute stratégie internationale. C'est ainsi que, fervent admirateur de son père, et, à travers lui, du roi de Prusse, il préfère parfois sacrifier les intérêts de sa patrie à ceux de son cœur. Son principal défaut dans l'exercice du pouvoir vient de son incapacité à résister à l'admiration et à l'amitié que lui inspirent certains ennemis de la Russie. Il est trop humain, trop spontané, trop impulsif dans ses engagements pour diriger avec sérénité les destinées de l'empire. La plupart du temps, avant d'arrêter une décision, il se demande ce que sa mère aurait fait à sa place ; puis, automatiquement, il prend la solution opposée. Souvent, d'ailleurs, ce refus de se plier aux idées de Catherine lui dicte une conduite salutaire. Par exemple, dès son avènement, pour déjouer les desseins de feu l'impératrice et du clan Zoubov, il ordonne de stopper net la désastreuse campagne contre la Perse et de ramener tous les régiments en Russie. En d'autres occasions, hélas ! son esprit de contradiction systématique le dessert auprès de ses sujets. Obsédé par l'idée que l'adoption de l'uniforme prussien relèvera le moral de l'armée russe, il reste sourd aux protestations, encore timides, qui s'élèvent, de toutes parts, contre son projet. Pour obéir à ses injonctions répétées, les tuniques réglementaires sont coupées dans un tissu vert bouteille bon marché, les troupes arborent des tricornes démesurés et anachroniques et les soldats arrangent leurs cheveux avec des boucles, des nattes graissées et des nuages de poudre. Ils se plaignent, souvent, d'être obligés, quand leur unité est de garde, de se lever à minuit et de s'aider, les uns les autres, à s'attifer et à se coiffer. Les officiers qui n'ont pas su obtenir de leurs hommes une présentation irréprochable se font réprimander, et même insulter, sur le front des troupes, par leurs supérieurs. Parfois, c'est l'empereur en personne qui administre la réprimande. Au prince Repnine, qui se permet de lui recommander un peu plus de tolérance, il répond avec superbe que son pouvoir étant, par essence, illimité, nul n'a le droit d'en contester l'application : « Monsieur le maréchal, lui dit-il, voyez-vous ce corps de garde ? Ils sont quatre cents, là-dedans ; je n'ai qu'un mot à dire et ils seront tous maréchaux. » A un autre courtisan, il déclarera de même : « Gentilhomme est celui à qui je parle et uniquement pendant que je lui parle ! » Un seul, parmi les grands chefs de guerre, ose protester contre l'autoritarisme aveugle de Sa Majesté : c'est le vieux Souvorov, héros des guerres contre la Turquie et de la pacification de la Pologne. Agacé par la germanophilie de Paul Ier, il s'écrie : « Les Russes ont toujours battu les Prussiens ; pourquoi donc les imiter ? ? » Et il ajoute : « Il n'y a rien de plus pouilleux que le Prussien ! Dans le voisinage de leurs guérites, c'est une véritable contagion ! Leur coiffure, par sa puanteur, vous ferait perdre connaissance. Leurs guêtres blessent les mollets. Nous étions exempts de tous ces maux. Maintenant, ils sont le premier malheur du soldat. Est-il possible que les défenseurs de l'Etat soient ainsi maltraités ? » Respectueux de la gloire de Souvorov, Paul se borne à hausser les épaules. En revanche, il est heureux de constater que son cher Araktcheïev, spécialiste des sanctions disciplinaires, l'approuve dans toutes les manifestations de sa rigueur. Si un soldat se trompe de pas pendant la revue, l'intraitable « caporal de Gatchina » le fait sortir du rang et inscrit à la craie, sur son dos, le nombre de coups de bâton qu'il mérite pour sa faute. Les corrections au bâton, au fouet, au cachot, ou le transfert dans un régiment éloigné, sont monnaie courante. Etant exposés eux-mêmes à encourir, à tout moment, la colère de l'empereur ou de ses aides de camp, les officiers prennent l'habitude d'emporter dans leur poche, à la parade, quelques roubles assignats pour n'être pas démunis en cas de déportation inopinée.

Par souci d'étendre à toute la société « civilisée » de Russie la mode vestimentaire qui a sa préférence, Paul publie également une série d'ordonnances prescrivant le port de la perruque, de la queue poudrée, du tricorne, des chaussures à agrafes, et interdisant expressément les bottes à revers, les pantalons longs, les souliers et les bas agrémentés de nœuds, de rubans, ainsi que les chapeaux ronds. A son instigation, des policiers arrêtent les contrevenants en pleine rue et les dépouillent, séance tenante, de l'objet du délit. Ces premières interventions s'étant révélées insuffisantes, le général Arkharov, préfet de police de Saint-Pétersbourg, charge deux cents dragons de faire la chasse aux réfractaires. Animés d'un zèle purificateur, ces nouveaux contrôleurs de la mode arrachent aux insoumis leurs chapeaux non réglementaires, coupent les cols « de fantaisie », tailladent les gilets subversifs. A l'issue de cette mise aux normes, conduite manu militari, les coupables rentrent chez eux, les vêtements en loques et le cœur en révolte. Mais la leçon a porté. Désormais, ils adopteront, en toute occasion, le tricorne, les cheveux poudrés, les cols droits, les souliers à boucle et, s'ils sont fonctionnaires, l'uniforme distinctif de leur état. Du reste, cette correction dans l'habillement s'accompagne de règles strictes, quant aux marques de respect envers Leurs Majestés ou Leurs Altesses. Chaque fois qu'un passant de l'espèce commune aperçoit, dans la rue, un membre de la famille impériale, il doit, si lui-même est en voiture, mettre immédiatement pied à terre, et, s'il est simplement en train de marcher, se figer au garde-à-vous en attendant que le haut personnage l'ait dépassé. Au cas où, volontairement ou par inadvertance, un citoyen négligerait de se soumettre à cette consigne de courtoisie, son équipage serait confisqué et lui-même risquerait d'être expédié à l'armée. Ni la pluie, ni la neige ne dispensent les sujets de Paul Ier d'une attitude où déférence et soumission se conjuguent.

D'ailleurs, si l'empereur est dur envers ses subordonnés, il l'est aussi envers lui-même. Son emploi du temps est celui d'un tâcheron méticuleux, ponctuel et infatigable. Dès cinq heures du matin, bougies et quinquets s'allument, sur son ordre, dans tous les bureaux. Ses ablutions et sa collation sont vite expédiées. Aussitôt après, il est au travail. A huit heures, il court la ville, inspecte les casernes, prend le vent des différentes administrations, puis, rentrant au palais, il réunit ses ministres et écoute leurs rapports et leurs suggestions. En les quittant, vers la fin de la matinée, il se rend, tous les jours et par tous les temps, à la Wachteparade, la parade de la garde. C'est pour lui la récompense des pires tracasseries du métier d'empereur. Chaussé de grosses bottes, vêtu d'un simple uniforme vert foncé, une dalmatique de velours grenat jetée sur les épaules, il épie le comportement de ses soldats avec une curiosité d'entomologiste. Dans son désir de perfection, il est tellement fasciné par les détails qu'il en oublie l'ensemble. Mais nul, autour de lui, n'ose lui dire que ce n'est pas en s'obnubilant sur des boutons de guêtre ou sur la longueur des pas à la parade qu'on assure la grandeur et la prospérité d'une nation. Flanqué de ses aides de camp qui ne pipent mot, il trépigne pour se réchauffer, tout en refusant d'endosser une pelisse, agite sa canne afin de marquer la cadence et, à l'issue du défilé, prend un plaisir maniaque à annoncer aux troupes les punitions et les promotions qu'il a imaginées pour elles. Transis de froid, la goutte au nez, les officiers de sa suite attendent avec impatience le moment de rentrer chez eux pour se réchauffer. Et, plus ils ont l'air incommodés, plus il se divertit à prolonger leur supplice. Témoin de ces exhibitions quotidiennes, le mémorialiste Masson écrit : « Bientôt, les militaires n'osent plus se montrer en public et les vieux généraux, tourmentés par la toux, la goutte et les rhumatismes, se voient obligés de faire cercle autour de leur maître, habillés comme lui. »