A midi pile, l'empereur regagne le palais et se met à table avec des intimes. Le repas vite avalé, il congédie tout le monde et se retire pour une courte sieste. A trois heures, nouvelle tournée d'inspection à travers la ville. Le temps de critiquer le relâchement de quelques fonctionnaires ou le mauvais état d'un quai de la Néva, et, à cinq heures, il est de nouveau au palais, escorté de ses proches collaborateurs pour discuter les affaires courantes. Après un souper léger, le tsar se couche et, s'il n'y a pas de réception au programme, s'endort, dès huit heures. Tout le monde, dans son entourage, est tenu de l'imiter. « Aussitôt, note André Bolotov, lieutenant à la retraite, dans toute la ville, il n'y a plus une bougie qui ne soit éteinte. »
Durant cette activité strictement minutée, Paul fait alterner, comme à son insu, les réformes salutaires et des mesures dont la mesquinerie ne cesse de surprendre. Par moments, un souffle de générosité le visite, il se souvient des lointaines leçons des Encyclopédistes, songe aux petites gens, estime leur sort plus intéressant que celui des aristocrates, se promet de réaliser le bonheur des serfs, sans toutefois changer de fond en comble leur statut. Puis d'autres projets oblitèrent celui-ci. Soudain, il s'attaque au Sénat, dont l'action lui paraît néfaste, et lance des enquêtes sur la moralité de ses membres. Le baron Heyking, invité par lui à siéger dans la haute Assemblée, note, après une visite au palais, que Paul Ier, en dépit d'une apparence fantasque, a un sens inné « de la justice et de l'humanité ». « Le Sénat, écrit ce même mémorialiste, n'a rien d'un temple de Thémis : il est plutôt l'antre de la chicane. La salle des séances a un aspect détestable ; le siège du président est mangé par les mites ; le vice-président, Akimov, est un septuagénaire à moitié paralysé et totalement ignorant des principes du droit. Dix mille dossiers attendent d'être examinés, le code des lois est introuvable, le népotisme règne au secrétariat. Les nouveaux sénateurs devront faire de grands efforts pour mettre de l'ordre dans la marche des affaires, mais cela n'aboutira pas à grand-chose. » Déçu par les lenteurs du Sénat, Paul décide d'instruire lui-même les dossiers qui traînent et d'imposer son jugement sans consulter personne. Bien que n'ayant aucune connaissance juridique, administrative ou financière, il se considère comme apte à trancher de tout. Son ignorance lui tient lieu de compétence. En tout cas, elle lui permet de résoudre les problèmes les plus ardus en se fiant à son seul instinct. Dans sa boulimie de pouvoir, il multiplie les oukases dont l'abondance et la diversité finissent par décourager les fonctionnaires chargés de leur exécution. Pêle-mêle, il abolit certaines traditions, en rétablit d'autres, réorganise les magasins de blé, révise à la hausse les tarifs douaniers, élargit l'usage des châtiments corporels, les étend aux gentilshommes dans les grandes occasions, multiplie les assignats, décrète que les serfs seront « attachés à la glèbe » avant de l'être à leur seigneur et qu'on ne pourra donc plus les vendre en les séparant de la terre, interdit l'introduction d'ouvrages étrangers en Russie, institue une censure, tant laïque que cléricale, sur les livres russes, ferme les imprimeries dites libres afin de ne laisser subsister que des éditions contrôlées par l'Etat... Les lois changent si vite que ce sont tantôt les nobles, tantôt les fonctionnaires, tantôt les propriétaires fonciers et tantôt les paysans qui ne savent plus sur quel pied danser. Plus encore que les hommes, les femmes de la meilleure société souffrent des lubies autoritaires du monarque. Elles déplorent que sa passion de l'uniformité et du commandement déborde l'existence militaire pour envahir l'existence civile, n'épargnant ni la mode, ni le plaisir de lire, ni les usages mondains, ni le choix des loisirs. Avec ce tsar qui veut tout surveiller et tout régenter, elles ne se sentent plus « chez elles » dans leur famille.
Celles qui ont approché le « monstre couronné » admettent pourtant que, s'il est effrayant dans ses fureurs, il sait être séduisant lorsqu'il oublie qu'il a droit de vie et de mort sur ses sujets. « L'empereur était de petite taille, écrit la dame d'honneur Daria Liewen. Les traits de son visage étaient laids, à l'exception des yeux, qui étaient fort beaux et dont l'expression, quand il n'était pas dominé par la colère, avaient un agrément et une douceur infinis. Dans le cas contraire, son aspect était terrifiant. [Son caractère] était un composé étrange de nobles instincts et d'affreux penchants. »
Une autre dame d'honneur, Barbara Golovine, constate que Paul a, par instants, « des idées grandes et chevaleresques », mais qu'aussitôt après « son malheureux caractère prend le dessus ». Toutes, en cherchant à le mieux connaître, décèlent, derrière le visage grimaçant, secoué de tics, du quadragénaire, le gamin d'autrefois, à la cervelle dérangée, qui s'amusait, seul, dans sa chambre, avec ses soldats de bois. Il n'a pas changé en vieillissant. Devenu empereur, il en use avec les êtres humains comme il le faisait autrefois avec des figurines grossièrement coloriées. Il manie les habitants de son pays, selon l'humeur de l'instant, les déplace, les heurte, les punit, les estropie, les remet dans le coffre à jouets, car, à leur insu, ils font encore partie de l'armée en miniature de ses jeunes années. Cette innocence originelle, cette naïveté dans la cruauté, se combinent chez lui avec un orgueil démesuré : capable du meilleur et du pire, il vit dans une totale irréalité, alors qu'il se croit réaliste, dans une incohérence sans frein, alors qu'il prétend incarner l'ordre, la justice et la charité.
Le plus bel exemple de cette aberration puérile, il le donne en décidant soudain de créer une sorte de boîte aux lettres où chaque citoyen mécontent de son sort pourrait déposer une supplique destinée à l'empereur. A cet effet, une large ouverture est pratiquée dans un mur du palais ; les messages qu'on y glisse tombent directement dans une pièce située en contrebas et dont le tsar seul possède la clef. Au petit matin, avant même d'avoir réuni ses ministres pour le Conseil, Paul pénètre dans la chambre secrète, ramasse le courrier de la veille, lit les lettres, dont la plupart sont d'une stupidité affligeante, avec autant d'application que s'il s'agissait de documents diplomatiques. Les plaintes, toujours anonymes, concernent soit un procès qui n'en finit pas, soit une peine de knout imméritée, soit un passe-droit administratif, soit un vol de bétail, soit une dispute entre voisins. A toutes ces réclamations minables, Paul répond par un bref avis rédigé de sa main. Le texte de ses observations est communiqué aux journaux qui le reproduisent et le portent à la connaissance des intéressés. Mais, bientôt, des esprits pervers profitent de l'initiative impériale pour introduire dans la « boîte aux lettres » des pamphlets, des conseils injurieux, des caricatures, le tout sans signature et sans indication de provenance. Cette insolence, chez un peuple habitué à tout avaler sans un murmure, incite Paul à se demander s'il n'a pas fait fausse route en autorisant les petites gens à lui confier leurs soucis, « comme à un père de famille ». On commence par permettre au vulgaire d'exprimer sa pensée, songe-t-il, et on s'aperçoit, tout à coup, qu'ils sont en train de prendre la Bastille et de couper des têtes. Considérant qu'il est allé trop loin et que l'expérience a définitivement échoué, il ordonne de fermer la boîte aux lettres, devenue un déveisoir d'immondices. Il lui semble à présent que ses meilleures intentions se retournent contre lui, que les Russes sont indignes des améliorations qu'il voudrait apporter à leur sort et que, s'il régnait sur des Prussiens, il serait mieux compris.