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Observant cette rapide dégradation du prestige de Paul Ier dans le public, le comte de Brühl, ministre de Prusse, écrit dans un rapport : « L'empereur, en voulant corriger les défauts de l'ancien gouvernement, culbute tout, introduit un nouveau régime qui déplaît à la nation et qui est trop peu réfléchi ; l'exécution des réformes est tellement précipitée que personne n'apprend à les bien connaître ; il n'est guère à présumer qu'on les soutienne ; avec cela, l'empereur ne se préoccupe que des petits détails des cérémonies et représentations ; il perd souvent de vue les grands objectifs et n'écoute les conseils de personne [...] Le mécontentement des troupes augmente de jour en jour. On fatigue le soldat d'une manière inconcevable et il est déjà si dégoûté qu'il ne soupire qu'après l'occasion de déserter. Les officiers subalternes sont absolument à la besace. Le dégoût de la noblesse surpasse tout ce que l'on peut en dire. L'incertitude du lendemain, la crainte de perdre sa place et les innovations continuelles la mettent au désespoir [...] Dieu sait à quoi cela aboutira1. »

Lord Whithworth, ambassadeur du roi d'Angle-terre, confirme, dans une dépêche, ce diagnostic pessimiste : « Il faut reconnaître que les changements intervenus [en Russie] ne sont en aucune façon calculés pour calmer les esprits de la capitale. » Même le sage et souple grand-duc Alexandre, qui s'est astreint à l'expectative depuis l'avènement de son père, commence à trouver qu'en lâchant la bride à ses plus étranges pulsions, l'empereur conduit le pays au désastre. « Mon père, en montant sur le trône, a voulu tout réformer, écrit-il, en français, à son ancien gouverneur La Harpe. Son commencement, il est vrai, était assez brillant, mais la suite n'y a pas répondu. Tout a été mis sens dessus dessous à la fois, ce qui n'a fait qu'augmenter la confusion déjà trop grande qui régnait dans les affaires. Le militaire perd presque tout son temps en parades. Dans ce qui reste, il n'y a aucun plan suivi. On ordonne aujourd'hui ce qu'un mois après on contremande. On ne souffre jamais aucune représentation que quand le mal est déjà fait. Enfin, pour trancher le terme, le bonheur de l'Etat n'entre en rien dans le régissement des affaires. Il n'y a qu'un pouvoir absolu qui fait tout à tort et à travers. Il serait impossible de vous énumérer toutes les folies qui ont été commises. Joignez à cela une sévérité dénuée de toute justice, beaucoup de partialité et la plus grande inexpérience. Le choix des fonctionnaires n'est dû qu'à la faveur ; le mérite n'y entre pas. Enfin, ma pauvre patrie est dans un état indéfinissable : le cultivateur vexé, le commerce gâté, la liberté, le bien-être personnel anéantis, voilà le tableau de toute la Russie. Jugez ce que mon coeur doit souffrir. Moi-même, employé à des minuties militaires, perdant mon temps en des devoirs de bas officier, n'ayant même pas un instant à donner à mes études, qui étaient mon occupation favorite avant le changement ; je suis devenu l'être le plus malheureux2. »

Si Alexandre, après une période d'obéissance filiale, s'insurge ainsi contre les soubresauts du caractère de Sa Majesté, Marie Fedorovna s'emploie, de son côté, à prêcher la tolérance, la patience et la charité à son mari qui n'aime que la tempête. Mais elle a perdu, avec les années, le peu d'influence qu'elle avait sur lui au début de leur mariage. Heureusement, Catherine Nelidov, émergeant d'une longue retraite au couvent de Smolny, se dit prête, par pur attachement à la famille impériale, à reprendre ses fonctions de demoiselle d'honneur et de confidente. Paul se déclare enchanté du retour au palais de l'incorruptible et irremplaçable témoin de sa vie intime. De fait, en ralliant le groupe des amis du couple, l'ancienne couventine joint ses efforts à ceux de la tsarine pour empêcher Paul d'arrêter, sur un coup de tête, des décisions qu'il regrettera le lendemain. Elle le conseille discrètement sur le choix de ses collaborateurs et intervient auprès de lui pour défendre les victimes de ses emportements quasi quotidiens. « Soyez bon, soyez vous-même, lui écrit-elle, car vos véritables dispositions sont la bonté [...]. Au nom de Dieu, Sire, mettez-y de l'indulgence. Conservez auprès de vous le plus longtemps possible ceux qui ont de bonnes têtes. » Mais, si les intentions de Catherine Nelidov, comme celles de l'impératrice, sont excellentes, elles manquent toutes deux de maturité politique. Ni l'une ni l'autre n'ont assez de compétence et d'autorité pour combattre l'influence d'un Bezborodko, d'un Araktcheïev, d'un Kourakine ou même d'un Koutaïssov. Elles demeurent, pour Sa Majesté, de faibles femmes au cœur sensible, tout juste bonnes à s'occuper de la mode, de l'éducation des enfants et des romans français dont on parle dans les salons quand on n'a plus rien à dire. Cependant, il juge la présence de sa « maîtresse platonique » tellement nécessaire à son équilibre physique et moral que, dès le mois de janvier 1797, il lui assigne un appartement au palais d'Hiver.

La prochaine étape qu'il envisage pour l'établissement inébranlable de son règne, c'est son couronnement, à Moscou. Son père avait négligé de se plier immédiatement à cette tradition séculaire et était mort sans avoir été reconnu tsar par l'Eglise. Paul ne veut pas commettre la même erreur. Il est d'usage que le futur souverain passe quelques jours dans l'ancienne capitale afin de se préparer pieusement aux solennités qui l'attendent. La date choisie pour le sacre étant le 5 avril 1799, la famille impériale arrive, dès le 15 mars, aux portes de Moscou. Bezborodko met à la disposition des illustres visiteurs une vaste demeure qu'il possède dans la proche banlieue de la ville. Trois semaines plus tard, l'empereur fait une entrée triomphale dans la vieille cité pavoisée. Il chevauche en tête du cortège sur son fidèle Pompon, cadeau du prince de Condé. Derrière lui, s'allonge la cohorte des grands-ducs, des hauts dignitaires et des courtisans, dont certains, à cause de leur âge avancé, ont de la peine à se tenir en selle. La tsarine et les grandes-duchesses suivent dans des carrosses aux armoiries rutilantes et aux attelages empanachés. Sur le parcours de la procession, la foule, dûment chapitrée, pousse des cris de joie. Paul paraît si naïvement satisfait de cette popularité sur commande que le maître de cérémonie Fedor Golovkine pourra écrire dans ses souvenirs de la fête : « L'empereur se conduit comme un enfant charmé des plaisirs qu'on lui prépare. » Le mot « enfant » revient souvent, dès qu'il s'agit de Paul Ier, sous la plume des mémorialistes de l'époque. Mais cet « enfant »-là dispose de plus de pouvoirs qu'aucun homme mûr. Alors que les vrais enfants se contentent de briser leurs jouets par maladresse ou par caprice, lui en arrive à briser des vies humaines avec la même inconscience, la même absence de remords.