Le 5 avril, la cérémonie du sacre, en la cathédrale de l'Assomption, au cœur du Kremlin, se déroule avec toute la splendeur et toute la lenteur qui est de mise en la circonstance. Un trône surélevé a été placé au milieu de l'église, face à l'autel. Paul se couronne lui-même, avec une grave assurance, puis couronne son épouse, revêt la pourpre impériale, et, tenant le sceptre dans une main, le globe dans l'autre, s'avance d'un pas militaire sous le baldaquin. Après la communion, le sacre et le Te Deum traditionnel, l'empereur fait lire à haute voix l'Acte de famille, rédigé par lui et qui règle l'ordre dynastique. Par un nouveau pied-de-nez à sa mère, il confirme dans ce document que les femmes sont désormais exclues de la succession. Pour clore l'exposé, le porte-parole précise, au nom de Sa Majesté : « Nous désignons comme héritier, après ma mort, notre fils aîné Alexandre et, après lui, ses descendants du sexe masculin. » On ne peut être plus clair.
A la suite du couronnement, l'empereur et l'impératrice, assis sur deux trônes jumeaux, dans une salle du palais à Facettes, au Kremlin, reçoivent l'hommage de leurs sujets. Mais ils trouvent que le public est moins nombreux et moins gai que lors des réceptions de Catherine II. L'organisateur des festivités, Valouev, s'en inquiète et, pour apaiser la susceptibilité de Leurs Majestés, demande à certains invités de revenir présenter leurs civilités à plusieurs reprises, pour « faire nombre ». Parmi l'essaim des jolies femmes qui défilent devant Paul, il remarque une très jeune fille, Anne Lopoukhine, dont la fraîcheur le surprend et le charme. Les cheveux d'un brun soyeux, un petit nez retroussé, des dents de nacre, une taille menue et un regard d'ange qui aurait quelque chose à se reprocher. Paul a envie de sourire à cette inconnue. Elle plonge devant lui dans une révérence de cour, baise la main qu'il lui tend selon l'usage et disparaît comme emportée par une brise printanière. Déjà, Paul pense à autre chose. Mais la dame d'honneur Barbara Golovine, qui a observé la scène, note dans ses Souvenirs : « Elle avait de jolis yeux et des sourcils noirs. »
Après un bref séjour à Moscou, Paul veut effectuer un voyage à travers la Russie, afin de se faire connaître et aimer dans ces lointaines provinces dont il ignore tout. Mais il ne peut aller contre la tendance destructrice de son caractère. Alors qu'il recherche la popularité, il ne sait que faire pour la combattre. Critiquant tout, il voudrait tout rénover, tout réorganiser, et menace des pires châtiments ceux qui tentent de lui démontrer qu'il a tort. C'est ainsi qu'en observant, au cours de son inspection itinérante, que des réfections importantes ont été exécutées sur une route pour faciliter l'accès du cortège impérial à un village proche de Smolensk, il est saisi de rage et décide de punir le maréchal de la noblesse responsable de ces travaux superflus. Il envisage même de le faire fusiller sur place, pour l'exemple. C'est à grand-peine que Bezborodko et le grand-duc Alexandre obtiennent la grâce du malheureux. Mais déjà, cette tournée d'information et de contrôle fatigue Paul. Il a traversé tant de villes et de villages, rencontré tant de gouverneurs et de commandants de garnison, interrogé tant de hauts fonctionnaires, qu'il croit n'avoir plus rien à apprendre de la Russie. Il a hâte de regagner Pavlovsk, où sa femme et Catherine Nelidov l'attendent. L'impératrice est d'ailleurs de nouveau enceinte. On jurerait que c'est son état habituel ! songe Paul, partagé entre l'admiration et l'agacement.
Or, voici qu'un soir, après son retour, tandis qu'il se promène en famille dans le parc, l'alerte est donnée par des sonneries de trompette et des roulements de tambour. L'empereur tressaille, quitte précipitamment sa femme et ses invités et se dépêche de rejoindre le château. Sa méfiance maladive le pousse à imaginer qu'il s'agit d'un coup d'Etat. La vue de quelques détachements de soldats rencontrés sur son chemin le persuade que des conspirateurs ont déclenché une révolte parmi les régiments de sa garde personnelle. Même l'impératrice, dont il s'est éloigné inopinément pour aller se mettre à l'abri, est convaincue qu'un danger le menace et crie aux chambellans qui tentent de la rassurer : « Courez, messieurs, sauvez l'empereur ! »
Quand les portes de ses appartements se sont refermées sur lui, Paul s'étonne de la brusque accalmie qui, dans le parc, succède au tumulte de tout à l'heure. Il ordonne une enquête parmi les soldats. Après de multiples interrogatoires, on découvre que le branle-bas a été provoqué par un trompette trop consciencieux qui s'exerçait dans la caserne des gardes à cheval. Les troupes des casernes voisines ont cru qu'il s'agissait d'une alerte au feu ou d'une épreuve de routine destinée à évaluer la rapidité de leur intervention. Et, de proche en proche, toute la garnison a été saisie de panique. Mise au courant de ce malentendu absurde, la population locale en rit sous cape. A demi rasséréné, Paul distribue quelques punitions au hasard et prend un décret enjoignant aux habitants de Pavlovsk de « s'abstenir de tout cri, sifflet ou vaine conversation pendant le séjour de Leurs Majestés dans cette ville ». Puis, apostrophant ses officiers qui n'ont pas su empêcher l'incident, il leur reproche de vivre encore, dans leur insuffisance, selon les mauvaises habitudes instaurées par Potemkine. L'œil fulgurant, la bouche tordue, il grogne : « Je vous ferai oublier l'esprit potemkinien ! Je vous enverrai pourrir au diable vauvert3 ! » »
Une sanction en appelant une autre, en moins de deux mois, cent dix-sept officiers sont exclus de l'armée sous des motifs divers et remplacés par des recrues inexpérimentées. Les bals, les spectacles, les concerts, qui, à Gatchina, alternent avec les parades, ne suffisent pas à dissiper le malaise dont souffrent les officiers et les courtisans soumis aux sempiternelles foucades de leur maître. Jour après jour, Paul sent s'épaissir autour de lui un climat de détestation et de peur. Mais il est aussi incapable d'y remédier que s'il s'agissait d'une odeur collant à sa peau depuis sa naissance. Penché sur un gouffre, il est pris d'un vertige qui ressemble à l'appel de la fatalité. Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, il devine qu'il travaille à sa perte. Il savoure même un plaisir morbide à provoquer la haine au lieu de chercher à la désarmer. Après avoir été mal aimé par sa mère, il se demande s'il n'est pas également mal aimé par la Russie. Mais peut-être est-ce là une vengeance à retardement de Catherine ! L'affaire n'en serait que plus inquiétante. Une chose le console en ce début de l'année 1798, c'est que, pour une fois, la terrible grand-mère accapareuse d'enfants sera privée du plaisir de ravir le nouveau-né de sa belle-fille et de son fils.
Malheureusement, Marie Fedorovna supporte moins bien cette grossesse tardive que les précédentes. Pour plus de sûreté, on appelle à son chevet un accoucheur de Berlin. Dès les premières contractions de la parturiente, il se déclare soucieux de la suite. Et, de fait, la venue au monde, le 28 janvier 1798, d'un quatrième fils, Michel, se révèle très douloureuse. Des complications sont à craindre. Réunis en consultation, les médecins de la cour estiment que Marie Fedorovna a risqué sa vie dans cet accouchement, qu'elle est impropre à avoir d'autres enfants et que, par mesure de sécurité, elle devrait s'interdire désormais les rapports conjugaux. Paul en est désolé et la tsarine, malgré sa pudeur, s'en dit frappée comme d'une punition de Dieu. Seule Catherine Nelidov, tout en plaignant sa grande amie l'impératrice, se réjouit, in petto, de cette mise hors combat de sa rivale. Mais, déjà, l'habile factotum Koutaïssov leur cherche une remplaçante à toutes les deux. Il a sa liste. Un nom y figure en tête : celui de la jeune Anne Lopoukhine.
1 Cf. Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.