2 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier.
3 Cf. Alexandre Tourgueniev, officier de la garde, Mémoires, cité par Alexeï Peskov.
VIII
MÉFIANCE, INCOHÉRENCE ET DESPOTISME
Il faut qu'un chef d'Etat témoigne d'une continuité sans accrocs dans son autorité pour dissuader les donneurs de conseils d'intervenir à tout propos au cours de son règne. Mais les explosions de colère et les volte-face de Paul se montrent si fréquentes et si injustifiées que ses proches sont de plus en plus tentés de peser sur ses décisions. Bien que peu au courant des affaires publiques, l'impératrice et sa confidente Catherine Nelidov se croient naturellement appelées à ce rôle d'inspiratrices. Toutes deux ont de solides convictions monarchiques. Pour toutes deux, l'enfer c'est la République, avec la France attisant le brasier, et le paradis, c'est l'omnipotence des rois et des empereurs héréditaires, comme en Russie. Cette vision simpliste est d'ailleurs très proche de celle que le tsar s'est forgée au cours des années. Certes, les récentes victoires de Bonaparte lui semblent mériter une attention particulière. Il ne serait pas foncièrement hostile à réviser son jugement sur lui. Et même l'exagération qu'apportent ses deux femmes, la légitime et l'illégitime, dans leurs critiques à l'encontre de Paris l'agace quelque peu. A force de dénigrer la France, elles finiraient par la lui rendre aimable. En tout cas, pour fixer ses idées, il préfère écouter son cher Koutaïssov. Malgré son obscur passé de valet et de barbier, cet homme lui paraît avoir une saine conception de la vie politique comme de la vie familiale. Lors de leurs nombreuses conversations à huis clos, Koutaïssov ne manque pas une occasion d'égratigner les deux égéries qui se partagent le cœur du tsar. Il lui laisse entendre qu'à son âge et à son rang il peut prétendre à une compagne plus affriolante que son épouse, devenue à demi infirme par suite de ses maternités successives (dix en tout), ou l'« ennuyeuse » Catherine Nelidov, qui serait mieux à sa place dans un couvent qu'au palais. De temps à autre, il glisse une allusion à la petite Anne Lopoukhine. Ce n'est certes qu'une enfant, mais déjà en âge de rendre un homme heureux, si on sait s'y prendre et la prendre. Ainsi appâté, Paul ne dit ni oui ni non, mais accueille le souvenir de la jeune fille dans ses rêves.
Au mois de juin 1798, Sa Majesté, accompagnée du grand-duc Alexandre, du grand-duc Constantin et de sa suite, se rend de nouveau à Moscou en voyage officiel. Excellent prétexte pour glaner un surcroît d'hommages, qui flattent sa vanité, et rencontrer la demoiselle à peine pubère dont Koutaïssov s'est ingénié à lui vanter les mérites. Cette fois, les acclamations saluant l'entrée du tsar dans la ville sonnent si bien à ses oreilles que, le soir même, déambulant dans son cabinet de travail, il dit à Koutaïssov : « Comme je suis content ! Le peuple moscovite m'aime plus que les habitants de Saint-Pétersbourg ! J'ai l'impression que, là-bas, on me craint et qu'ici on m'aime ! — Cela ne m'étonne guère, Sire, rétorque le cauteleux factotum. C'est qu'ici on vous voit tel que vous êtes en réalité : bon, généreux, sensible, tandis qu'à Saint-Pétersbourg, chaque fois que vous faites une bonne action, on la met sur le compte de Sa Majesté l'impératrice ou de Mademoiselle Nelidov, si on ne l'attribue pas aux prières de Kourakine [leur protégé à toutes les deux], de sorte que, lorsqu'il s'agit d'une grâce, c'est eux, lorsqu'il s'agit d'une punition, c'est vous ! » Paul se rembrunit, réfléchit et marmonne : « On prétend donc que je me laisse gouverner ? — Tout à fait, Sire ! réplique Koutaïssov, inébranlable. — Eh bien ! je vais leur montrer si je me laisse gouverner1 ! » s'écrie l'empereur, et il se dirige déjà vers son bureau pour rédiger quelque décret vengeur. Koutaïssov l'en dissuade, l'implore, lui conseille de laisser mûrir l'abcès avant de le crever.
Le lendemain, lors d'un bal paré auquel assiste la haute société moscovite, le tsar revoit la jeune Anne Lopoukhine, dont l'image n'a cessé de le poursuivre. Fille cadette du prince Lopoukhine, elle n'est pas vraiment jolie, mais son air de fraîcheur et d'innocence « mettrait l'eau à la bouche d'un moine ». Fascinée par Paul, elle s'arrange pour se trouver toujours sur son chemin, quand il passe d'un salon à l'autre. Un invité de la suite impériale, qui a observé le manège de la jeune fille, chuchote à Sa Majesté : « Vous lui avez tourné la tête, Sire ! » Paul se rengorge mais observe sur un ton évasif : « C'est encore une enfant ! — Elle va sur ses seize ans, Sire ! » répond l'autre avec un regard significatif. Convaincu par cet argument, Paul s'avance vers la demoiselle, lui adresse quelques mots de courtoisie et l'observe de plus près. Elle se trouble et balbutie, mais sa naïveté, sa timidité, son humble battement de paupières transportent l'empereur et, le soir même, prenant Koutaïssov à part, il lui donne carte blanche pour « arranger l'affaire » avec les parents de l'intéressée. Bouleversée par la faveur de Sa Majesté, la famille Lopoukhine accepte de tenir ces tractations secrètes et de venir, dans un premier temps, s'installer, en tout bien tout honneur, à Saint-Pétersbourg.
Après cet agréable intermède à Moscou, Paul poursuit son voyage par une visite à Kazan, assiste à quelques revues militaires en province et regagne la capitale, à la fin du mois de juin. Il se figure que personne, hormis Koutaïssov, n'est au courant de son penchant tout neuf pour Anne Lopoukhine, mais chacun de ses gestes est espionné et commenté derrière son dos, si bien qu'en retrouvant sa femme et Catherine Nelidov, il tombe au centre d'un véritable complot sentimental. D'un côté, pour l'exciter à un entraînement licencieux, il y a Koutaïssov et Bezborodko, de l'autre, pour l'en décourager, la tsarine, Catherine Nelidov, leurs protégés habituels et les grands-ducs qui craignent pour la réputation de leur père. Devant la gravité du danger, l'impératrice tente, à plusieurs reprises, de persuader son mari qu'après quelques mois de repos elle est tout à fait apte à le recevoir dans son lit et que, selon les médecins, elle pourrait même lui donner encore des enfants. Tout en se déclarant ravi à cette perspective, Paul prétend que d'autres docteurs, qu'il a consultés, disent le contraire et que, dans ces conditions, il se doit de renoncer définitivement à lui infliger ses désirs. Devinant que son époux se dérobe derrière des prétextes pour ne pas avouer qu'il n'aime plus sa femme, elle écrit, au début de juillet 1798, à S.I. Plechtcheïev, pour lui faire part des étranges réticences de Paul. Elle affirme à son correspondant que, lors d'une ultime explication, le tsar lui aurait dit « qu'il était mal physiquement, qu'il ne connaissait plus de besoin, qu'il était tout à fait nul et que ce n'était plus [seulement] une idée qui lui passait par la tête, qu'enfin il était paralysé de ce côté ». Quelles que soient les excuses dont un homme enveloppe ses déficiences devant une épouse qu'il a autrefois possédée, elle prend ses dérobades pour un outrage à sa féminité. Afin de couper court aux manœuvres de la famille Lopoukhine, l'impératrice, folle de dépit, écrit à la jeune fille une lettre de menaces. Mais sa correspondance est surveillée et la lettre aboutit sur le bureau de l'empereur. La fureur de Paul est telle que, le 22 juillet, lors d'un bal donné pour l'anniversaire de la tsarine, il ne lui adresse pas la parole et lance à Catherine Nelidov des regards meurtriers. « Le bal avait une allure d'enterrement et tout le monde s'attendait à un orage », note le sénateur Heyking dans ses Carnets.
Cet « orage », que tous les observateurs redoutent, éclate le 25 juillet, à dix heures du soir. Ayant fait appeler son fils aîné Alexandre, Paul lui enjoint de se rendre immédiatement chez sa mère et de lui signifier que, par ordre de Sa Majesté, il lui est défendu d'intervenir dorénavant, de quelque manière que ce soit, dans les affaires tant sentimentales que politiques de son époux. Habitué à plier devant son père, Alexandre, cette fois, se rebiffe et refuse une mission qui, dit-il, heurte son respect filial. L'insistance qu'il met à plaider les bonnes intentions de sa mère exaspère Paul. « Je croyais n'avoir perdu que ma femme, mais je vois que j'ai encore perdu mon fils ! » hurle-t-il. Alexandre a beau discuter, pleurer, se prosterner, l'empereur, saisi d'une haine démente, le bouscule, se précipite vers les appartements de la tsarine, l'insulte et l'enferme à clef dans sa chambre. L'humiliation est si forte que Marie Fedorovna n'a même plus envie de lutter contre tant d'injustice. Traitée en prisonnière, elle se dit qu'elle a été tout juste bonne à donner des enfants à la Russie, que son mari n'a que mépris et répulsion pour elle et qu'elle serait plus heureuse n'importe où que dans ce palais où chacun la déteste. Elle se morfond ainsi pendant trois longues heures. Or, tandis qu'elle se croit abandonnée de tous, une timide protestation s'organise derrière les portes closes. Lorsqu'on délivre enfin la tsarine, la douce Catherine Nelidov, indignée, prend sur elle d'affronter l'empereur pour lui faire honte de sa brutalité. Elle affirme que Marie Fedorovna est un modèle de patience et de vertu et qu'en la traitant si mal Sa Majesté passera aux yeux de tous pour le bourreau de sa famille et de son peuple. Suffoqué par tant d'insolence, Paul s'écrie : « Je sais que je n'ai fait que des ingrats, mais je vais prendre un sceptre de fer et vous serez frappée la première ! Sortez2 ! » A peine a-t-elle repassé le seuil du bureau de Sa Majesté que Catherine Nelidov, « l'ex-maîtresse platonique », reçoit l'ordre de quitter Saint-Pétersbourg et de n'y revenir jamais. Chassée du palais, elle se rend d'abord en Estonie, réside quelque temps chez des amis au château de Lodé, puis se retire pour toujours dans son couvent de Smolny3.