Après le départ de Catherine Nelidov, une autre ère commence à la cour de Russie. Le 9 septembre 1798, la famille Lopoukhine, au grand complet, débarque dans la capitale. Anne Lopoukhine fait sa première apparition à un dîner d'apparat au palais d'Hiver. Les témoins de son intronisation estiment qu'elle n'est pas vraiment jolie, mais que la vivacité de ses yeux noirs, la matité de sa peau et la grâce modeste de ses manières justifient amplement le choix de l'empereur ! Evaluant l'importance de son futur ascendant sur Sa Majesté, le clan de l'impératrice, des grands-ducs et des grandes-duchesses la traite maintenant avec beaucoup d'égards. Une maison de plaisance est mise à sa disposition. Paul trouve toujours un moment pour lui rendre visite dans la journée. Apprenant que, dans les bals auxquels elle est régulièrement conviée, sa préférence va à la valse, il autorise cette danse, jugée naguère trop lascive pour être exécutée en public. En outre, à la demande de la jeune fille qui aime le folklore, il réintroduit le port des « robes russes » à la cour, alors qu'il avait jadis prescrit les robes « à la française ». Mieux, la famille de la belle se voit attribuer une demeure superbe sur la quai de la Néva. A chaque attention, Paul a droit à des mines si char-mantes de celle qui n'est même pas sa maîtresse au sens vulgaire du mot, qu'il se considère comme récompensé au-delà de ses bienfaits. Le despote découvre le plaisir d'être, de temps en temps, un « papa-gâteau ».
Bien entendu, les marques d'attention prodiguées par Sa Majesté à la délicieuse enfant qui illumine sa vie sans l'induire au péché blessent Marie Fedorovna comme autant d'insultes personnelles. Sa vie, à la cour, n'est plus qu'une succession d'offenses, les unes calculées, les autres involontaires. Tout bouge autour d'elle à cause de cette petite oie. Aussi discrète soit-elle, l'installation de la « nouvelle favorite » s'accompagne d'une réorganisation féroce à la tête de l'Etat. Un à un, les protégés de l'impératrice et de son amie, trop dévouée et trop bavarde, sont frappés de disgrâce et remplacés par des proches de la douce Anne Lopoukhine. Ce n'est plus une redistribution des tâches administratives mais un règlement de comptes entre factions rivales. Le prince Pierre Lopoukhine, père de la jeune fille, succède au prince Alexis Kourakine comme procureur général ; le frère de celui-ci, fidèle confident de Catherine Nelidov, est privé de son poste de vice-chancelier ; le colonel Nelidov, frère de Mlle Nelidov, est destitué ; le général Buxhoewden, gouverneur de Saint-Pétersbourg et mari d'une amie intime de Mlle Nelidov, doit céder la place au comte Pierre Pahlen, dont la soumission à Sa Majesté est proverbiale ; le lieutenant général Araktcheïev et le lieutenant général Rostoptchine, un moment éloignés des affaires, sont rappelés au service, tandis que le lieutenant général Boriatinski, neveu de Mlle Nelidov, est exclu de l'armée et qu'un obscur neveu de Bezborodko, Victor Kotchoubey, remplace Kourakine à la direction des Affaires étrangères. Enfin, couronnant le tout, le 6 septembre, Anne Lopoukhine est faite demoiselle d'honneur et sa belle-mère, Catherine Lopoukhine, dame du palais.
Ce chassé-croisé au sommet de l'empire enfièvre toutes les têtes et déplace tous les dossiers. Désormais, ce sont des hommes nouveaux, et parfois inexpérimentés, qui assistent Paul dans ses décisions. Or, plus encore que par le passé, il aurait besoin de conseillers à la tête froide pour faire face aux élans belliqueux de la France, qui compliquent la tâche des chancelleries occidentales. Après des mois de stagnation, les armées de la République française enregistrent d'éclatants succès dans la péninsule italienne. Les rois de Sardaigne et de Naples abdiquent devant l'invasion de leur territoire par les troupes de Bonaparte. Mais bientôt ce général aventureux quitte le continent, s'avise de conquérir l'Egypte, et, chemin faisant, s'arrête à Malte. Sans coup férir, il obtient la reddition de l'île et en chasse le grand maître, Hompesch. Cette mainmise sur Malte est ressentie par Paul comme une avanie qu'il ne saurait tolérer sans passer pour un lâche. En effet, l'année précédente, un délégué de Malte s'était rendu à Saint-Pétersbourg et, invoquant l'ouverture d'esprit bien connue de l'empereur à l'égard des différentes religions, lui avait proposé d'être le protecteur de ce territoire et de son ordre de chevalerie. Cette fois encore, l'intérêt que Paul a toujours manifesté envers les associations mystiques l'a poussé à accepter l'honneur qu'on lui offrait. Le voici prisonnier de sa parole. Lorsque, fuyant Bonaparte, le grand-maître Hompesch débarque à Saint-Pétersbourg, Paul l'accueille non comme un transfuge mais comme un traître. Cet homme, estime-t-il, aurait dû défendre Malte jusqu'à la dernière goutte de son sang plutôt que de capituler. Il le fait juger par un tribunal assemblé en hâte et, après l'avoir destitué, se proclame investi à sa place de cette dignité supérieure.
En Russie, les orthodoxes fervents sont surpris de voir le chef d'un Etat qui nie la souveraineté du pape devenir le grand maître d'un ordre ayant le pape pour chef absolu. Mais Paul se moque de ces querelles de dévots. A son avis, bien que le Saint-Père et l'empereur de Russie appartiennent à des religions différentes, ils ont en commun le souci de la paix et de la justice, ce qui devrait suffire à les mettre sur un pied d'égalité et même d'amitié. D'ailleurs, Paul se dit prêt à envoyer son armée contre Bonaparte, si celui-ci envahit le Vatican. Mû par cette pensée de haute moralité, il commence par rejoindre la coalition antifrançaise, qui réunit, dans un étrange amalgame, l'Autriche, l'Angle-terre, le royaume de Naples et la Turquie. Une escadre russo-turque, sous les ordres de l'amiral Ouchakov, et une autre, anglaise, commandée par l'amiral Nelson, sont expédiées en Méditerranée, tandis qu'un corps russo-autrichien s'apprête à opérer en Italie et en Suisse. Pour diriger cette offensive terrestre d'envergure, Paul rappelle le vieux maréchal Souvorov. Malgré ses soixante-neuf ans et sa fatigue, celui-ci sort de sa retraite, en janvier 1799, et se présente à Saint-Pétersbourg. En le recevant au palais, Paul lui dit simplement : « Je t'accorde toute ma confiance. Va sauver les rois ! »