Le génie militaire de Souvorov est resté intact. Sans se laisser impressionner par le prestige des jeunes généraux français, il prend d'assaut la forteresse de Brescia, bat l'ennemi sur l'Adda, entre à Milan, à Turin, s'empare de Mantoue. Son ambition serait de pénétrer en France pour exterminer les « sans-Dieu ». Paul l'y encourage de loin, car, écrit-il au feld-maréchal, « il y a quantité d'individus bien-pensants [en France] qui n'attendent que le moment favorable pour s'armer afin de secouer le joug insupportable sous lequel le peuple gémit ». Mais, comme toujours, victime de ses mirages, il oublie la réalité pour se griser de projets glorieux. Or, cette réalité est si présente, si pressante, qu'il doit, bon gré, mal gré, s'y soumettre. Quelle que soit la vaillance de l'armée russe, elle dépend, pour l'intendance, du bon vouloir des Autrichiens, qui sont chargés de l'approvisionner en vivres, en matériel, de lui fournir les mulets nécessaires à ses déplacements. Et les Autrichiens se font tirer l'oreille pour tenir leurs promesses. Ils exigent que les Russes se dirigent d'abord vers la Suisse. Cette opération hasardeuse suppose la traversée des Alpes par la route du Saint-Gothard. Souvorov se dit de taille à surmonter cette épreuve. Mais, à peine a-t-il triomphé des obstacles naturels, qu'il se heurte aux troupes fraîches de Masséna. Pris au piège, il parvient à se dégager et à s'échapper à travers les montagnes déjà ensevelies sous la neige. A bout de forces, ses régiments établissent leurs quartiers d'hiver en Bohême.
Tandis que Souvorov, ne lâchant pas son idée, se prépare à mener une campagne « purificatrice » en France, Paul à Saint-Pétersbourg a déjà tourné casaque. Ses discussions avec des alliés aux convoitises divergentes lui ont appris qu'il serait vain de compter sur la bonne foi de quiconque. Les autres chefs d'Etat ne songent qu'à rafler le plus de terres possible pour renforcer leur puissance ; lui seul, affirme-t-il, n'a en vue que le bonheur de l'humanité et, accessoirement, celui de la Russie. Don Quichotte slave, il se sent investi d'un rôle messianique et pacificateur. Même Souvorov, à présent, lui semble trop préoccupé de conquêtes militaires et pas assez de la félicité des populations laborieuses.
A ce mécontentement d'ordre moral s'en ajoute un autre, qui l'aggrave tout en le contredisant. Selon les dernières informations qu'il a reçues de l'étranger, le feld-maréchal aurait transgressé ses ordres en dispensant les soldats, exténués par de longues marches, de porter guêtres et perruques, et en les autorisant à utiliser le bois des hallebardes réglementaires pour faire du feu au bivouac. Un pareil manquement à la discipline et aux instructions de Sa Majesté ne saurait être toléré de la part de personne. En dépit des superbes états de service du vieux chef, sa disgrâce est inévitable. Conscient d'avoir guerroyé en vain, Souvorov dresse avec amertume le bilan de son action au-delà des frontières. « Les Français restent maîtres de la Suisse et je me vois seul, avec mon corps de troupe, sans vivres, sans munitions, obligé de me retirer chez les Grisons [...] On n'a rien fait de ce qu'on m'avait promis [...] J'ai battu les Français, mais pas assez. Paris, voilà mon but. Pauvre Europe4 ! »
Sitôt qu'on en vient à la discussion des traités, les alliés exigent le retrait de l'armée russe d'Italie et de la flotte russe de Méditerranée. Ces tiraillements coïncident avec une brusque décision de Bonaparte, lequel, ayant abandonné son armée victorieuse en Egypte, revient en France avec éclat, reçoit le commandement de la garnison de Paris, renverse la fragile équipe du Directoire et prend le titre de Premier Consul de la République. Comme Souvorov s'inquiète de ce coup d'Etat aux répercussions imprévisibles, Paul lui écrit, le 27 décembre 1799 : « Il y a en France des changements dont il convient d'attendre les résultats tranquillement et sans s'impatienter. » Peu après, Bonaparte laisse entendre à Paul, par la voie diplomatique, qu'il n'est pas disposé à abandonner définitivement Malte aux Anglais. Immédiatement Paul, dont les emballements sont aussi subits que les colères, se demande si le Premier Consul ne serait pas un futur allié compréhensif pour la Russie. Trahi par l'Europe entière, le tsar accuse les autres des mécomptes qu'il a lui-même suscités par son imprévoyance. Une fois de plus, il se dit que, dans les grands marchandages internationaux, comme dans le règlement des petits problèmes intérieurs, il doit se fier aux élans de son cœur et non aux chipotages des spécialistes de la politique.
Si les victoires sans lendemain de son armée à l'étranger laissent à l'empereur une impression de gâchis, une autre déconvenue, à laquelle il ne s'attendait pas, vient bientôt assombrir ses journées. Depuis quelques mois, ayant aménagé pour Anne Lopoukhine une maison agréable à Pavlovsk, il lui rend visite chaque jour, bavarde librement avec elle et se divertit de sa gaieté et de sa candeur. A l'instar de la conduite qu'il a eue naguère avec Catherine Nelidov, il ne lui demande rien d'autre que de le reposer par son babil et de le charmer par ses sourires. Sans doute estime-t-il que la chasteté bien comprise procure des plaisirs plus délicats et plus durables que ceux d'une vulgaire possession. Or, un soir, émue par cette attitude réservée, qu'elle qualifie même de « chevaleresque », Anne Lopoukhine lui avoue, en rougissant, qu'elle est amoureuse d'un jeune homme de vingt-deux ans, le prince Gagarine, colonel dans l'armée de Souvorov, et que ce brillant officier soupire après elle pour le bon motif. En entendant cette révélation ingénue, Paul est d'abord vexé, mais, en même temps, il apprécie la confiance dont fait preuve sa favorite intouchable en lui ouvrant son cœur. Puisque cette enfant fait appel à sa générosité, il ne veut pas la décevoir. Superbe et paternel tout ensemble, il lui promet qu'il va arranger son mariage avec le prince Gagarine et qu'il le nommera aide de camp. Il tiendra, certes, parole, mais il ne pourra s'empêcher de marquer sa réprobation à la famille de l'ingrate en retirant à son père, Pierre Lopoukhine, la charge de procureur général qu'il lui avait attribuée au début de son engouement pour la jeune fille.
Ayant approuvé le projet matrimonial d'Anne Lopoukhine et destitué son père, Paul continue de fréquenter la maison de sa favorite, devenue princesse Gagarine. Mais il n'exige aucune caresse, dit-on, en échange de son assiduité. Certains en doutent et affirment que, dans cet étrange méli-mélo, l'époux complaisant ferme les yeux. Son rôle de paravent lui vaut toutes sortes de faveurs dont il serait malséant de sourire. D'ailleurs, il arrive à Paul de prendre la défense de son ancien procureur général, dans un cercle de calomniateurs. Ce trait de mansuétude chez Sa Majesté incite le vice-amiral Chichkov à écrire dans ses Souvenirs : « On ne peut pas dire qu'il [l'empereur] fût imbécile ou méchant par nature. La cause de ses soudains emportements, qui, si souvent éclipsaient sa raison, serait à chercher dans sa méfiance, qui le poussait à prêter l'oreille à toutes sortes de dénonciations [...]. Partout, il sentait la trahison, la fronde, le manque de respect pour son rang élevé, autant de chimères qui le mettaient entre les mains de gens bien plus dangereux, mais aussi bien plus rusés que les autres. » Lequel de ces informateurs malintentionnés a-t-il dénoncé au tsar, dont la susceptibilité morbide s'accentue chaque jour, la prétendue désobéissance de Souvorov aux règles disciplinaires et vestimentaires édictées en haut lieu ? Toujours est-il que, subitement, Paul convoque le vieux militaire à Saint-Pétersbourg. Quand celui-ci arrive dans la capitale, personne ne se porte à sa rencontre pour le recevoir avec les honneurs qui lui sont dus. Le 20 mars 1800, Paul publie un rescrit par lequel il retire au « généralissime » Souvorov le titre de « héros national » qu'il lui avait attribué l'année précédente. Cette sanction tombe sur le malheureux comme la foudre. Pourtant il ne bronche pas. Une autre angoisse le tenaille. Ce n'est plus la disgrâce qu'il redoute, mais la mort. De l'avis des médecins, sa santé est très compromise. Quelques semaines plus tard, le 6 mai 1800, il succombe à une maladie contractée au cours de sa dernière campagne. Sa Majesté ne juge pas utile d'assister aux obsèques. Les familiers de l'empereur se perdent en conjectures sur les raisons de sa conduite. Obéit-il à des motifs connus de lui seul, ou s'amuse-t-il à surprendre la Russie sans se préoccuper de l'effet désastreux de ses extravagances ? Nombre de ses sujets ne lui pardonneront jamais son ingratitude envers un illustre serviteur de la patrie.