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C'est vers cette époque qu'une sévère lutte d'influence s'engage entre les différentes coteries qui s'affrontent derrière le dos de l'empereur. Les amis de la tsarine, comme ceux d'Anne Lopoukhine, l'inconstante, ayant perdu tout crédit à ses yeux, il a appelé, le 25 septembre 1799, à la tête du collège des Affaires étrangères, deux hommes qui ont en commun la soif du pouvoir, mais que leur rivalité quotidienne incite à multiplier entre eux les dénonciations et les crocs-en-jambe. Le premier de ces hommes de recours est le comte Fédor Rostoptchine, trente-sept ans, chargé d'honneurs et membre du Conseil impérial ; le second, le jeune Nikita Petrovitch Panine, neveu du défunt gouverneur d'études de Sa Majesté. Tous deux poussent l'empereur à poursuivre l'extermination des « Français régicides », qu'ils soient d'anciens jacobins, des chouans repentis ou de récents bonapartistes. Mais, après l'échec de la nouvelle coalition anglorusse contre la France et la capitulation du duc d'York devant les forces du général Brune, à Bergen, aux Pays-Bas, Paul révise son jugement. Les troupes anglaises étant décimées, les Autrichiens battus à plate couture et les Prussiens réduits à l'expectative, il songe qu'il aurait peut-être intérêt à se rapprocher de cette France partout présente et partout victorieuse. Au printemps 1800, un geste de Bonaparte achève de dissiper les malentendus existant entre les deux pays. Comme preuve de la bonne volonté française, le Premier Consul libère tous les prisonniers russes faits au cours des dernières campagnes. Ravi de cette initiative, Paul décide d'y répondre en rompant publiquement avec les Bourbons, dont il a, jusqu'à ce jour, soutenu la cause. Dans sa hâte d'en finir avec les micmacs de l'émigration, il fait savoir au comte de Provence, futur roi Louis XVIII, que ce dernier serait bien inspiré en quittant Mitau, où la Russie lui a donné asile, pour rejoindre son épouse, à Kiel. Puis, afin d'accentuer la portée de ce coup de semonce, Paul supprime, sans explication, la pension de deux cent mille roubles qu'il avait allouée au prétendant malheureux.

Cette expulsion brutale de l'héritier du trône de France révolte les Français réfugiés en Russie. Ils ne comprennent pas qu'un Romanov, champion de la légitimité en Europe, traite le chef de la monarchie française en domestique congédié pour une faute de service. Doit-on renoncer à tout sens de l'honneur dès qu'il s'agit de survie politique ? se demandent avec aigreur ceux qui ont payé de l'exil leur attachement au roi. Les Russes eux-mêmes condamnent, en secret, leur tsar pour cette trahison opportuniste. Hier encore, ils étaient fiers d'être Russes. Aujourd'hui, ils en ont presque honte.

Pendant ce temps, les émissaires du Premier Consul tissent à Saint-Pétersbourg leur fine toile d'araignée. Sont-ce les discours du père Gruber, ce jésuite que des chevaliers de Malte ont recommandé à l'empereur, ou les manœuvres aguicheuses de la jolie actrice française, Mme Chevalier, maîtresse de Koutaïssov, qui poussent Sa Majesté à faire le premier pas ? Au début du mois de septembre 1800, il convoque M. de Rosenkrantz, ambassadeur du Danemark, et lui fait, à brûle-pourpoint, une déclaration stupéfiante d'audace : « Depuis trois ans, lui dit-il, ma politique est restée invariable. Je cherchais la justice où je croyais la trouver, [c'est-à-dire] du côté des ennemis de la France, dont le gouvernement menaçait les autres pays. Maintenant, nous sommes à la veille de voir un roi [Bonaparte], sinon de jure du moins de facto, établi dans cet Etat-là. J'ai abandonné le parti des Autrichiens, ayant découvert que le bon sens n'était pas de leur côté. Il en est de même avec les Anglais. Or, ce qui importe, c'est uniquement la justice et non plus telle ou telle nation. Ceux qui sont d'un avis différent peuvent être sûrs de se tromper. »

Ces paroles sont, bien entendu, répercutées d'une chancellerie à l'autre. Toute l'Europe est bientôt avertie des nouvelles dispositions du tsar. Il a quarante-six ans. Les fêtes en l'honneur de son anniversaire lui laissent un goût de cendre. Il confie à un de ses proches : « Chaque soir, je remercie le Seigneur de tout mon cœur de m'avoir laissé une journée de plus sans catastrophe5. » Si Paul se montre plus conciliant avec les Français de la République, il redouble de sévérité envers les Russes de son empire. Le mardi 25 septembre, lors d'une représentation théâtrale à Gatchina, il se fâche tout rouge parce que des spectateurs ont osé applaudir les acteurs sans qu'il ait donné le signal des bravos. Il avait déjà eu la même réaction, pour le même motif, dans son enfance. Mais aujourd'hui, comme il détient le pouvoir suprême, son caprice de gamin orgueilleux risque de se traduire par de cuisantes représailles. Gonflé de colère, dès son retour au château il prend des mesures pour défendre à l'avenir l'entrée du théâtre de Gatchina à toute personne qui ne serait pas munie d'une invitation spéciale de sa part. Encore les rares élus devront-ils, selon les termes du règlement, « s'abstenir pendant la durée du spectacle de toute indé-cence et notamment de frapper le sol de [leur] canne, de dire chut, d'applaudir au cours d'un air ou d'une action, et, par ce bruit intempestif, gâcher le plaisir des voisins ». En conclusion : « Celui qui osera braver les interdictions ci-dessus énumérées en répondra devant la justice6. »

Au vrai, ces arrêtés de police intérieure ne sont, pour Paul, que des amuse-gueules. D'accord avec Rostoptchine, l'empereur, qui ne peut toujours pas digérer, en tant que grand maître de l'ordre de Malte, l'outrage que lui ont infligé les Anglais en accaparant son île, décrète, le 23 octobre 1800, la capture de tous les navires britanniques mouillant dans des ports russes. Leurs cargaisons seront saisies, leurs capitaines et leurs matelots arrêtés. En outre, il fait surveiller par des mouchards toutes les maisons appartenant aux Anglais, suspend les paiements, de quelque nature que ce soit, dus aux ressortissants de ce pays inamical, ordonne à son ambassadeur Vorontzov de quitter Londres et demande le rappel de l'ambassadeur d'Angleterre Whithworth.

Après avoir examiné le plan de Rostoptchine, qui prévoit une réconciliation rapide avec la France pour lutter contre l'hégémonie anglaise, Paul note en marge du document : « J'approuve votre projet et souhaite que vous commenciez à le mettre à exécution. Plaise à Dieu qu'il réussisse ! » Mais, en formulant ce vœu solennel, sait-il au juste si le Dieu dont il espère la bénédiction est orthodoxe, catholique, protestant, franc-maçon ou maltien ? Cette imprécision sur la nature exacte de la foi du monarque est douloureusement perçue par le peuple russe, très attaché à la religion nationale. Comme d'habitude, Paul refuse de prêter attention à ces disputes de chapelles. Ses rapports avec Dieu ne concernent que lui. Il se proclame volontiers partisan de la réunion de toutes les Eglises et annonce même qu'en cas d'invasion du Vatican il donnera refuge à Pie VII dans une des provinces catholiques de son empire. Cette proclamation inattendue fait l'effet d'un pavé tombant dans une mare. Chez les courtisans, chez les ecclésiastiques, chez les diplomates, chez les paysans, chez les vieux-croyants et même chez les adeptes des autres sectes mystiques, l'indignation est à son comble. D'un bout à l'autre du pays, ce n'est qu'un cri de terreur, vite étouffé : le tsar veut introduire le diable catholique dans la sainte Russie ! Le seul espoir des sujets de Paul Ier, c'est que Sa Majesté, qui a si souvent changé d'avis, revienne à la raison avant qu'il ne soit trop tard.