1 Propos rapportés dans les Carnets de Charles-Henri Heyking, cités par E.S. Choumigorski dans Catherine Nelidov et repris par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.
2 Comte Fedor Golovkine : La Cour de Russie sous Paul Ier, portraits, souvenirs, anecdotes.
3 Catherine Nelidov restera au couvent de Smolny jusqu'à sa mort, en 1839, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
4 Souvorov : Correspondance. Cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.
5 Cf. K. Toll, cité par Eidelmann : La Lutte politique en Russie à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe.
6 Document cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.
IX
SOLITUDE DE SA MAJESTÉ
Au fond, le véritable grief que Paul nourrit à l'égard de sa famille, c'est qu'elle est plus proche par ses idées, par ses goûts, par ses choix de feu l'impératrice Catherine que de lui-même. Passe encore pour sa femme, dont il ne peut plus ni ne veut plus rien espérer, mais ses fils aussi se révèlent incapables de le comprendre. Qu'il s'agisse de l'ondoyant et énigmatique Alexandre ou du balourd et rugueux Constantin, tous deux sont moins les enfants du souverain actuel que les petits-enfants de la tsarine défunte. Paul les devine toujours hostiles à ce qu'il entreprend. Ils sont malades de leur grand-mère. Faudra-t-il qu'il disparaisse lui-même pour qu'on reconnaisse sa valeur ? En tentant d'imaginer ce que lui reprochent ses détracteurs, il ne voit que des blâmes infimes, tels que sa passion pour le modèle prussien ou le nombre de punitions qu'il a distribuées par amour de l'ordre. Pourtant, la Russie a, de temps immémorial, l'habitude d'être corrigée, à coups de bâtons, de destitutions ou de déportations, par un maître infaillible. Oui, mais voilà, pour être acceptés par la nation, ces châtiments doivent être conformes à la tradition nationale, alors que ses oukases à lui ont un faux air germanique. Tout le malaise vient de là, estime-t-il. Quand ses sujets comprendront que ses colères ne sont pas prussiennes mais russes, ils courberont le dos et finiront par l'aimer. Cette conviction lui permet de persévérer en dépit des réticences de son entourage. Sa femme ayant perdu, au fil des ans, le droit d'émettre la moindre critique et ses fils lui étant devenus étrangers, il pourrait se rabattre sur la jeune Anne. Mais, récemment mariée, elle n'a en tête que des caprices de fillette gâtée, ce qui la rend impropre à conseiller qui que ce soit. Au vrai, cette coquetterie, cette nullité la font plus désirable encore aux yeux de Sa Majesté. La complaisance du mari encourage Paul à passer du marivaudage à des exercices plus concluants. Chacun, dans le trio, tire profit de cette tolérance. En s'éclipsant quand il le faut pour réserver à son épouse et à son empereur un tête-à-tête de quelques heures, le prince Gagarine agit en courtisan fidèle. On lui en saura gré, le moment venu. Mais, s'il ne trouve aucun inconvénient à ce partage amoureux, son beau-père, le prince Lopoukhine, finit par en être gêné. Dans un sursaut de fierté, il confie à ses proches : « Je devais défendre ma fille tant qu'elle n'était pas mariée ; maintenant qu'elle a un défenseur, leurs affaires ne me regardent pas. » Toutefois, il omet de préciser si ce « défenseur » est son gendre Gagarine ou son souverain Paul Ier.
Plus le tsar découvre la légèreté de sa maîtresse, dont les envies, les roueries, les bouderies et les grâces sont celles d'une gamine attardée, et plus il est enclin, lui-même, à renouer avec les inconséquences de sa jeunesse. Dans les premiers temps de son mariage, il avait l'impression que, s'il passait la mesure, il aurait à s'en justifier, même en trois mots, devant celle à qui il avait été uni par le sacrement de l'Eglise ; aujourd'hui, amant d'une aimable péronnelle qui le tient par les sens, il n'a plus de comptes à rendre à personne. Toutes les barrières de protection ayant été supprimées, il peut courir aussi loin que son souffle voudra bien le porter. Cette libération se traduit par un surcroît de folie dans les sanctions et les promotions. Aucun fonctionnaire, quel que soit son rang, n'est sûr d'être encore en place le lendemain. Les gazettes publient, jour après jour, des listes de dégradations et de nominations. Et le bénéficiaire d'une faveur, dès qu'il s'assied dans son fauteuil, ne songe qu'à préparer son avenir pour le cas d'un revers de fortune. Alors qu'il croit augmenter la sécurité de tous en réorganisant la structure de l'empire, Paul augmente le sentiment d'insécurité de chacun dans le cœur de ses sujets. Rien n'est plus irréversible, tout est provisoire, en Russie. Comme on ne peut plus compter sur le déroulement normal d'une carrière, chacun s'empresse, tant qu'il jouit encore de l'indulgence impériale, de s'emplir les poches. On amasse des provisions pour les mauvais jours. On fait son beurre et on s'entoure de relations utiles sans s'occuper du reste.
Le plus habile bénéficiaire des largesses de Sa Majesté est le barbier-confident et entremetteur Koutaïssov. Parvenu au faîte des honneurs, ce figaro sinistre ne doute de rien et demande carrément au père de la favorite du tsar la main de sa fille cadette, la sœur d'Anne, pour son propre fils. Par égard pour la situation enviable de Koutaïssov à la cour, le prince Lopoukhine n'ose lui opposer un refus dont l'empereur pourrait prendre ombrage. Il a donné une de ses filles, comme maîtresse, au tsar, il donne l'autre, comme épouse, au fils de l'homme qui, à tort ou à raison, jouit de la confiance de Sa Majesté. Quant à la bien-aimée de Koutaïssov, Mme Chevalier, elle fait étalage de ses toilettes et de ses bijoux dans toutes les réceptions de la capitale. Son hôtel particulier est situé à deux pas de l'hôtel d'Anne Gagarine. Ainsi, pour se rendre chez leurs maîtresses respectives, le tsar et son ex-laquais voyagent amicalement dans la même voiture, attelée de deux chevaux. Nul ne vient les déranger dans leurs plaisirs parallèles. Il semble que, quoi qu'il arrive, la foudre épargnera l'astucieux Koutaïssov. Moins heureux que l'ancien barbier, le baron Heyking, soupçonné de mauvaises intentions à l'égard de Sa Majesté, est, lui, exclu du Sénat et renvoyé dans ses terres ; les comtes Roumiantsev et Vielgorski, le chambellan Fedor Rostoptchine sont, eux aussi, écartés de la cour sans motifs précis. Relatant les derniers mois passés au palais dans une atmosphère d'incohérence et de délation, Rostoptchine écrit : « L'empereur ne parlait à personne de ses affaires ; il ne souffrait pas qu'on lui en parlât. Il ordonnait et faisait exécuter sans réplique. Il fallait les plus grands ménagements, les instants les plus favorables et une heureuse disposition de sa part pour le faire changer d'opinion. »