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Si Paul varie souvent dans le choix de ses victimes, s'il passe imperturbablement de l'application d'une sanction à l'octroi d'une grâce, son idée fixe demeure l'élimination de « l'esprit jacobin ». Tout en reconnaissant que Bonaparte a sauvé la France du chaos par la mise au pas des derniers partisans de la révolution, il reste persuadé que le poison de l'anarchie sécrété par les sans-culottes a contaminé les nations voisines et même, peut-être, la Russie. Soucieux de préserver son pays de la lèpre, il renforce l'interdiction faite aux ouvrages français, qu'il s'agisse de livres ou de partitions musicales, de franchir la frontière. Défense également aux jeunes Russes d'aller poursuivre leurs études à l'étranger, car ces cervelles novices ne tarderaient pas à y être endoctrinées par les professionnels de la subversion. Dans sa rage de désamorcer le jacobinisme international, le tsar prend un arrêté proscrivant la vente des rubans tricolores, la mode des cheveux longs et le port de gilets aux couleurs voyantes, qui sont, estime-t-il, les signes de ralliement de tous les ennemis de l'ordre.

Au lieu de modérer la hantise du souverain par des rapports circonspects, les préfets de police, qu'il s'agisse d'Arkharov ou de ses successeurs, s'ingénient à le maintenir dans un état continuel de mécontentement et d'alarme. A les entendre, l'indiscipline gagne de proche en proche toutes les couches de la société russe, les adversaires de la monarchie sont innombrables et il suffirait d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Afin de se prémunir contre une telle éventualité, on multiplie le nombre des mouchards dans la rue, on viole le secret de la correspondance, on place des agents de police dans les salons lors des réceptions et dans les théâtres pendant les spectacles. Chargés de débusquer les suspects, les émissaires du pouvoir en dénichent partout. La peur se communique des palais aux maisons bourgeoises, des bureaux de l'administration aux demeures des propriétaires fonciers. Etre russe, c'est déjà être coupable. Le comte Fedor Golovkine, maître de cérémonie, écrit dans ses Souvenirs : « Cette belle capitale, où l'on circulait aussi librement que l'air, qui n'avait ni portes, ni gardes, ni douaniers, est transformée en une vaste prison, entourée de guichets ; le palais est devenu le séjour de la terreur, devant lequel on ne doit passer, même en l'absence du souverain, qu'en se découvrant la tête ; ces belles et larges rues sont rendues désertes, la vieille noblesse ne pouvant faire son service à la cour sans exhiber, à sept reprises, des permis de police1. » Les diplomates, attentifs surtout à se maintenir dans la bienveillance du tsar, n'osent regretter devant lui l'espèce de contraction peureuse qui s'est emparée du pays, mais, dans les rapports destinés à leurs gouvernements respectifs, ils laissent entendre que l'équilibre mental de Sa Majesté est gravement compromis. Ainsi, Rosenkrantz, ministre du Danemark, écrit : « L'aveugle hasard, le caprice du souverain, rendent impossible de rien prévoir et nous exposent aux choses les plus désagréables. » Quant à Whithworth, l'envoyé britannique, avant d'être invité à quitter la Russie, il a précisé son opinion sur Paul Ier en termes non équivoques : « Les actes de l'empereur ne sont pas guidés par des règles fixes ou des principes ; tout dépend de ses caprices et d'une fantaisie désordonnée, en conséquence aucune stabilité n'est possible2. » Quelques années auparavant, Crouvel, envoyé de France à Copenhague, disait plus crûment : « On raconte ici des traits de ce prince qui tiennent de la démence. »

Cependant, selon la princesse de Liewen, l'empereur, malgré son extérieur revêche, est bon, simple, joyeux ; elle affirme que, parfois même, cédant à sa passion du divertissement, il s'associe à une partie de colin-maillard ou de cache-cache. A cette occasion, c'est son enfance, son inguérissable et rassurante enfance, qui renaît dans sa tête. Il oublie qu'il tient entre ses mains le destin de millions d'individus et s'efforce de nier son rang et sa responsabilité. Une inconscience foncière le conduit ainsi des jeux à la réalité, de l'arrachage d'une aile de mouche à l'envoi d'un innocent au fin fond de la Sibérie. En évoluant d'un stade à l'autre, il n'a pas changé de nature, mais d'âge.

Comme si cette avalanche de décisions aberrantes ne suffisait pas à dérouter la nation, on reparle avec insistance, dans les milieux proches du trône, des nouvelles aspirations religieuses de Sa Majesté, qui conduiraient à un rapprochement avec l'Eglise catholique. Les observateurs voient de plus en plus souvent au palais le père Gruber, dont le prosélytisme n'est que trop connu. Paul compte sur ce jésuite disert et remuant pour inciter le nouveau pape Pie VII à reconnaître à l'empereur de Russie le titre de grand maître de l'ordre de Malte. Le tsar serait prêt, selon certains, à se convertir pour atteindre ce but. Ne l'a-t-il pas fait entendre au duc de la Serra Capriola, ambassadeur du royaume des Deux-Siciles, avec qui il s'est entretenu quelques mois auparavant ? Au cours de cette conversation « d'âme à âme », il aurait qualifié le souverain pontife de « premier évêque du christianisme ». Cependant, lorsque le diplomate le met au pied du mur, Paul se rend compte soudain qu'une abjuration de sa part provoquerait, chez le peuple russe, une insurrection en comparaison de laquelle la Révolution française paraîtrait une aimable baguenauderie. Une crainte sacrée s'empare de lui à la lecture du document que son visiteur lui demande de signer : « Sa Majesté impériale est disposée à adhérer dans toute la plénitude de ses sentiments aux dogmes et aux préceptes de la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, à reconnaître comme chef visible de l'Eglise le pape Pie VII et ses successeurs et à travailler de concert avec Sa Sainteté à la réunion des deux Eglises. » Chaque mot de cette déclaration le transperce comme si elle se doublait d'une sentence d'excommunication prononcée à son encontre. Il lui semble que toutes les cloches de Russie se déchaînent à la fois sous son crâne. Epouvanté en découvrant la voie de trahison confessionnelle où il allait s'engager, il s'écrie : « Vous voulez donc faire de moi un apostat ! » Et, pour clore ce débat douloureux, il répète à Serra Capriola que, ce qu'il souhaite, c'est, au mieux, une alliance des deux grandes Eglises d'Occident dans le respect de leurs traditions réciproques et sa reconnaissance comme grand maître de l'ordre de Malte, le tout « simplement d'une manière politique, avec cependant quelque chose de plus ». N'ayant obtenu aucune promesse ferme, Serra Capriola se retire, les mains vides, et conclut qu'il a eu affaire à un cerveau dérangé, dont l'humeur et la volonté se contredisent d'une heure sur l'autre. Toutefois, comme preuve de sa bonne volonté dans ces tractations, Paul écrit personnellement au roi Ferdinand des Deux-Siciles afin que celui-ci rappelle au Saint-Père l'offre, toujours valable, du tsar de l'accueillir avec tous les égards dus à son rang si Rome et le Vatican étaient à nouveau menacés par les Français. Bien que le contenu de cette lettre n'ait pas été divulgué, tout le monde, à la cour, en fait des gorges chaudes. On prétend même que Pie VII, touché par la pieuse soumission du tsar, envisage de se rendre en Russie pour discuter directement avec lui d'une éventuelle fusion entre les deux religions chrétiennes. Le pape à Saint-Pétersbourg ! Et pourquoi pas à Moscou, la ville du sacre, l'antique berceau de l'orthodoxie ! Dans les cercles mondains et ecclésiastiques, l'indignation bouillonne, la foi outragée se prépare à combattre le diable. Puis, comme les velléités œcuméniques de Paul ne sont suivies d'aucune réalisation, la fièvre retombe.

Cependant, il est dit que les extravagances de Paul Ier ne laisseront jamais un jour de repos à la Russie. Dès que ses sujets reprennent espoir en l'avenir, il invente un nouveau prétexte pour les inquiéter. Voici que, vers la fin de l'année 1800, on reparle d'une guerre inévitable avec l'Angleterre. Dans la perspective de cet affrontement majeur, le tsar vient de signer des traités d'aide mutuelle avec la Prusse, la Suède, le Danemark. Mais ce sont des conventions aux clauses trop vagues pour être contraignantes et il est à craindre qu'elles ne jouent pas en cas de conflit. Le tsar a également, dit-on, obtenu, pour ce projet hasardeux, l'appui du Premier Consul, qui prévoit un débarquement sur les côtes anglaises. Or, si les alliés de la Russie en sont encore à la période des rêveries stratégiques, Paul, lui, est impatient de passer à l'action. Pour inciter la France à en faire autant, il envoie au Premier Consul le général Sprengporten, muni d'instructions ultra-secrètes. Après une entrevue avec l'émissaire russe, Bonaparte écrit au tsar, le 9 décembre 1800 (20 décembre ou 30 frimaire de l'an IX) : « Je désire voir promptement et irrévocablement réunies les deux plus puissantes nations du monde [la Russie et la France]. J'ai tenté en vain depuis douze mois de donner le repos et la tranquillité à l'Europe, je n'ai pas pu y réussir et l'on se bat encore, sans raison à ce qu'il paraît, à la seule instigation de la politique anglaise [...]. Lorsque l'Angleterre, l'empereur d'Allemagne et toutes les autres puissances seront convaincues que les volontés comme les bras de nos deux grandes nations tendent à un même but, les armes leur échapperont des mains et la génération actuelle bénira Votre Majesté Impériale de l'avoir arrachée aux horreurs de la guerre et aux déchirements des factions. Si ces sentiments sont partagés par Votre Majesté Impériale, comme la loyauté et la grandeur de Son caractère me portent à le penser, je crois qu'il serait convenable et digne que simultanément les limites des différents Etats se trouvassent réglées et que l'Europe connût dans le même jour que la paix est signée entre la France et la Russie et les engagements réciproques qu'elles ont contractés pour pacifier tous les Etats. » A cette offre de conciliation et de coopération, Paul répond, le 18 (30) décembre : « Il est du devoir de ceux à qui Dieu a remis le pouvoir de gouverner les peuples de penser à s'occuper de leur bien-être. Je vous propose à cette fin de convenir entre nous des moyens de finir et faire finir les maux qui déshonorent, depuis onze ans, l'Europe entière. Je ne parle, ni ne veux discuter ni des droits de l'homme, ni des principes des différents gouvernements que chaque pays a adoptés. Cherchons à rendre le repos et le calme au monde, dont il a tant besoin et qui me semblent être si conformes aux lois immuables de l'Eternel. Me voici prêt à vous écouter et m'entretenir avec vous [...] Je vous invite à rétablir avec moi la paix générale, qui, si nous le voulons, pourrait difficilement nous être ravie [...]. Que Dieu vous ait en sa sainte garde ! » Ayant chargé un plénipotentiaire, Kolitchev, de se rendre à Paris et d'engager les pourparlers avec les représentants du Premier Consul, il s'exhorte à la patience. Mais plus les discussions avec les Français traînent en longueur et plus l'imagination de l'empereur s'emballe. Avec ou sans l'accord de Bonaparte, il veut pourfendre l'Angleterre. Son plan d'attaque, bien qu'encore très imprécis, tourne à l'obsession. Il ne dormira pas en paix, il ne mangera pas à sa faim tant qu'il n'aura pas mis les Anglais à genoux. Dans ses moments d'euphorie, il se voit déjà fêtant la victoire de la Russie dans le nouveau palais qu'on achève de construire sur son ordre, et selon ses plans, au cœur de Saint-Pétersbourg. Cet édifice a été conçu pour servir de refuge à la famille impériale au cas où un coup d'Etat la menacerait. Pour mieux assurer sa sécurité, l'empereur a donné au futur bâtiment le nom de l'archange Michel, chef des milices célestes et vainqueur du dragon.