Pour le moment d'ailleurs, le dragon qui menace la Russie et son maître est, aux yeux de Paul Ier, la perfide Albion. Tandis qu'il se livre à des imprécations verbales et écrites contre cette nation satanique, responsable de tous les maux de la planète, les gens de sens rassis s'inquiètent de ses rodomontades. Ils lui font observer respectueusement que la flotte britannique est dix fois plus puissante que la flotte russe, que la Russie est tributaire de l'Angle-terre pour la plupart de ses importations et que l'agriculture russe, largement exportatrice, serait ruinée si les marchés anglais lui étaient fermés par un blocus. Alors que tous les esprits pieux de l'empire se sont affolés à l'idée d'un rapprochement avec Rome, tous les esprits pratiques se désespèrent à l'idée d'un conflit avec Londres. On ne tremble plus pour des problèmes de conscience, mais pour des problèmes d'argent. Effrayés par le désastre économique qu'entraînerait, chez les propriétaires fonciers et les aristocrates prospères, le brusque déclenchement des hostilités, les classes dirigeantes murmurent que le tsar a juré leur perte.
Dans son délire d'omnipuissance, Paul perçoit la haine qui s'épaissit autour de lui. Au lieu d'essayer d'en combattre les causes, il décide qu'un peuple qui a subi sans rechigner ses oukases les plus saugrenus est capable d'endurer encore quelques privations pour la plus grande gloire de la patrie et de son souverain. Simplement, il modifie, par un tour de passe-passe, ses dispositions guerrières. Sans renoncer à son plan d'abattre l'Angleterre, il choisit de l'attaquer « par la bande » et donne l'ordre au général Orlov, ataman des cosaques du Don, de marcher sur l'Inde afin de frapper les troupes anglaises par surprise au point le plus sensible de leur système défensif. « Il vous faut, écrit-il à Orlov, un mois pour atteindre Orenbourg, et, de là, trois mois jusqu'aux Indes, ce qui fait quatre mois en tout. Marchez droit, par la Boukharie et Khiva, vers l'Indus et les établissements des Anglais situés sur les rives du fleuve. Les troupes de ces pays sont semblables aux vôtres et, comme vous avez en plus une artillerie qu'elles n'ont pas, les avantages sont tous de votre côté. »
Sur le papier, la conquête de l'Inde est un jeu d'enfant, mais, sur le terrain, les difficultés commencent. L'approvisionnement en vivres et en matériel est irrégulier, les ambulances tardent à rejoindre les cantonnements, les cartes et les feuilles de route sont peu sûres, la fatigue et la fièvre usent la résistance des hommes, et les princes asiatiques des régions limitrophes ne voient aucune raison de se lancer dans une aventure dont le sens leur échappe. Mal nourris, mal équipés, mal renseignés, exténués par de longues marches à travers les steppes, arrêtés au bord de la Volga, où plusieurs soldats périssent noyés, les régiments sont à bout de forces avant même d'avoir rencontré l'ennemi. Tandis que les troupes russes désorganisées, démoralisées, reprennent leur souffle aux abords de l'Irghiz, une escadre britannique, commandée par Parker et Nelson, met le cap sur les côtes russes et danoises avec, comme objectif, le siège de Copenhague, l'anéantissement de la flotte russe dans la Baltique, la prise de Revel et peut-être même de Saint-Pétersbourg.
Malgré l'imminence du danger, ce n'est pas la chute de la capitale qui préoccupe l'empereur, mais les complots qui, croit-il, se trament contre sa personne. Il ne se sent plus à l'abri au palais d'Hiver et s'impatiente parce que les travaux du nouveau palais qu'il fait construire à Saint-Pétersbourg, au bord de la Fontanka, avancent trop lentement. Quatre ans auparavant, une sentinelle, en faction devant le vieux palais d'Eté abandonné depuis longtemps, avait prétendu, au moment de la relève de la garde, avoir eu la vision de l'archange saint Michel, éblouissant de lumière. Informé de cette apparition mystérieuse, le tsar, superstitieux de nature, avait aussitôt ordonné la destruction de l'ancienne demeure et la construction, à sa place, sur le lieu même du « miracle », d'un palais dédié à l'archange. Il ne se passe pas de semaine qu'il ne visite le chantier et ne houspille ouvriers, entrepreneurs et architectes. Au mois de janvier 1801, la bâtisse est enfin achevée. Elle est massive, avec un majestueux portail de marbre rouge, une suite de huit colonnes doriques, des murs de granit sombre, une tour pointue au toit doré, deux obélisques de marbre montant jusqu'au faîte et quelques statues assez banales pour garnir la façade. Le style de l'ensemble hésite entre le baroque italien et la pesanteur germanique. Les abords de l'édifice sont défendus par des fossés pleins d'eau. Cinq ponts-levis permettent d'accéder à l'entrée. A l'intérieur, les salles d'apparat sont surchargées de dorures. Les tableaux de batailles alternent avec des sculptures, des glaces et des tapisseries de haute lisse. La richesse est partout, le goût, nulle part. Ces splendeurs, accumulées en hâte par le monarque, dégagent une impression de froide solennité et de fausse grandeur. Paul n'en est pas moins enchanté de son œuvre. Il veut emménager dans ce logis conçu à son idée sans attendre que les enduits des murs soient secs. Or, l'eau suinte encore à travers la chaux vive, les peintures et les vernis. En outre, les cheminées et les poêles de faïence tirent mal ; des vents coulis passent par les interstices des fenêtres aux châssis imparfaitement ajustés.