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Malgré les remontrances de ses proches, dès le Ier février 1801, le tsar s'installe dans ce qu'il nomme son « refuge » et lance, pour le lendemain, trois mille invitations, à l'élite de la société pétersbourgeoise, pour un bal masqué. Les réjouissances se révèlent, hélas ! prématurées. Nul n'a prévu l'effet de cette foule, surchauffée par les libations et les danses, au milieu de pièces fraîchement aménagées, où l'humidité n'a pas fini de s'évaporer. La lumière des lustres et des candélabres s'étouffe dans un brouillard moite où, pareils à des fantômes, les couples tournoient aux sons d'une musique irréelle. De l'avis des témoins, cette soirée de cauchemar ne peut être qu'un mauvais présage. On a envie de fuir la nouvelle résidence du tsar au lieu de s'y attarder. Certains craignent même que l'insalubrité des lieux ne soit néfaste à la santé de ses occupants et suggèrent à Sa Majesté d'attendre la belle saison pour habiter le palais Michel. De tous les participants à la fête, seul Paul se déclare satisfait. Quand ses invités sont partis, il affirme ne s'être jamais senti plus à l'abri que derrière les murs et les douves de cette forteresse imprenable. Il a tout agencé, ici, pour son bonheur et celui de ses proches. Un vaste appartement a été réservé à la princesse Anne Gagarine (ex-Anne Lopoukhine) dont le mari a eu l'élégance de consentir à ce qu'elle habite désormais chez son impérial amant. Un escalier spécial fait communiquer la chambre de la jeune femme avec le cabinet de travail de Sa Majesté. A présent, Anne Gagarine couche au-dessus de la tête de Paul. Dès qu'il a besoin d'elle, il la convoque, tel un petit animal familier qui connaît les habitudes de son maître. Et, aussitôt, il entend son pas léger dans l'escalier intérieur. Bien entendu, l'épouse légitime n'est pas oubliée dans la distribution des locaux. Qu'elle soit déchue, délaissée, dédaignée, n'ôte rien à ses prérogatives officielles. Elle a même droit à une chambre contiguë à celle de son mari. Il importe simplement qu'elle ne franchisse jamais le seuil de l'intimité impériale sans y être invitée. Paul a également installé un « appartement de fonction » pour Koutaïssov, devenu, de promotion en promotion, plus actif et plus influent que jamais. En outre, pour être mieux protégé, de jour comme de nuit, il a rappelé au service le comte Araktcheïev, qui lui a été si dévoué au début de son règne et dont il a eu la faiblesse de se séparer dernièrement. Il lui semble que ce « chien de garde », carré, borné, brutal et fidèle, vaut à lui seul tout un régiment. Pour lui témoigner sa confiance, il le nomme d'emblée gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg. Puis, le prenant à part, il l'informe en secret que son vrai rôle consistera à déjouer les conspirations engagées contre le tsar. Araktcheïev opine de la tête. Il y a longtemps déjà qu'il remplit ce rôle dans l'ombre du souverain. Quand ils passent en revue les hommes de leur entourage, une même conclusion s'impose à eux, redoutable et stimulante à la fois : en Russie, de nos jours, on ne peut compter sur rien ni sur personne !

1 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

2 Ibid. Dépêche du 21 février 1800.

X

LA COURSE A L'ABÎME

Depuis plusieurs mois, le respect filial et la raison d'Etat se heurtent dans la tête d'Alexandre. Il voudrait toujours approuver son père et, à chaque nouvelle décision du tsar, il tremble pour la Russie et pour lui-même. Par instants, il a le sentiment d'être livré, pieds et poings liés, à un dément et, aussitôt après, d'outrepasser ses droits d'héritier de la couronne en critiquant l'auteur de ses jours. Bien que le grand-duc ait vingt-trois ans et soit marié et père de famille (une fillette, Marie, est née, voici dix-huit mois, de son union avec Élisabeth), Paul le considère comme un adolescent attardé, dont les avis n'ont aucune valeur. Sans égard pour son rang, il le charge de besognes subalternes, lui fait recopier des documents inutiles et envoie des aides de camp le réprimander pour une peccadille. Quand il est en colère, il n'hésite pas à le traiter d'incapable et de crétin devant sa femme. Il n'aime d'ailleurs pas cette Élisabeth, qu'il soupçonne de tromper son benêt de mari avec un gentilhomme polonais qui la courtise, Adam Czartoryski. Sans doute la petite Marie est-elle le fruit des relations coupables de la grande-duchesse avec son soupirant. Lors du baptême du bébé, le tsar a dit à la princesse de Liewen, en jetant un regard ironique à son fils, aux yeux bleus et aux cheveux châtain clair, presque doré : « Madame, croyez-vous qu'un mari blond et une femme blonde puissent avoir un enfant brun ? » Prudente, la princesse de Liewen s'est contentée de murmurer : « Sire, Dieu est tout-puissant ! » Mais, à dater de ce jour, Elisabeth a redoublé de crainte et d'animosité à l'égard de son beau-père. Son infidélité et la naissance de la fillette l'ont bizarrement rapprochée de son mari, qu'elle plaint en raison de sa situation à la fois exceptionnelle et humiliante à la cour. Plus l'empereur le dénigre et le moleste, plus elle se sent, par ricochet, outragée dans sa dignité de femme. Poussée à bout par les grossièretés de Paul, elle écrit, en français, à sa mère : « C'est toujours quelque chose d'avoir l'honneur de ne pas voir l'empereur. En vérité, maman, cet homme m'est widerwärtig1, à l'entendre parler de lui seulement, et sa société me l'est encore davantage, où chacun, qui que ce soit, qui dit devant lui quelque chose ayant le malheur de déplaire à Sa Majesté, peut s'attendre à recevoir une grossièreté de sa part. Aussi, je vous assure qu'excepté quelques affiliés, en général le gros public le déteste ; on dit même que les paysans commencent à parler. Qu'est-ce que les abus que je vous détaillais l'année passée ? Ils sont le double à présent, et il se fait des cruautés et sous les yeux mêmes de l'empereur. Figurez-vous, maman, il fit battre une fois un officier chargé de l'approvisionnement de la cuisine de l'empereur, parce que le bouilli avait été mauvais à dîner ; il l'a fait battre sous ses yeux et encore il a fait choisir une canne bien forte. Il a fait mettre aux arrêts un homme ; mon mari lui apprend que c'est un innocent, qu'un autre est fautif, il lui répond : "C'est égal, ils s'arrangeront ensemble." Oh maman, cela fait mal, un mal affreux de voir journellement des injustices, des brutalités, de voir faire des malheureux (combien n'en a-t-il pas sur sa conscience ?) et de faire semblant de respecter, d'estimer un homme pareil [...] Aussi suis-je la belle-fille la plus respectueuse, mais, en vérité, pas tendre. Du reste, cela lui est égal d'être aimé pourvu qu'il soit craint, il l'a dit lui-même. Et sa volonté est remplie généralement, il est craint et haï ! » Souvent, la jeune femme se surprend à souhaiter que son mari se révolte contre ce tyran qui terrorise à la fois son peuple et sa famille. En même temps, elle redoute les représailles qui fondraient sur Alexandre s'il osait relever le front. Elle voudrait que quelque libérateur providentiel rassemblât derrière lui la masse des mécontents. « Mais ils sont trop accoutumés au joug pour savoir le secouer, écrit-elle encore. Le premier ordre donné avec quelque force les fait rentrer sous terre. Oh ! s'il y avait seulement quelqu'un à leur tête2 . »