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Cet espoir, mêlé d'appréhension, d'indignation et d'impuissance, est partagé par l'ensemble de la société aristocratique et des milieux intellectuels de Russie. Si les paysans, habitués à la trique et qui gardent en mémoire la répression sanglante de la grande jacquerie de Pougatchev sous Catherine II, préfèrent souffrir en silence et attendre des jours meilleurs, les nobles, les officiers, les propriétaires fonciers, les hauts fonctionnaires dénoncent tous, dans leurs lettres, la course à l'abîme où les entraîne un tsar à demi fou. « L'espèce de crainte dans laquelle nous vivons ici, à Saint-Pétersbourg, ne peut se dépeindre, écrit Victor Kotchoubey à son ami Vorontzov. On tremble. Vraies ou fausses, les dénonciations sont toujours écoutées. Les forteresses sont remplies de victimes. Une mélancolie noire s'est emparée de tout le monde. » Vorontzov, de son côté, mande au jeune Novossiltsov : « C'est comme si nous étions, vous et moi, sur un vaisseau dont le capitaine appartiendrait à une nation dont nous n'entendrions pas la langue. » Et le mémorialiste Viegel note dans ses carnets : « Nous sommes rejetés dans le fond de l'Asie et nous tremblons devant un potentat asiatique revêtu d'un uniforme de coupe prussienne, qui a des prétentions à la courtoisie française et à l'esprit chevaleresque du moyen âge3. »

Comme d'habitude, l'antipathie que Paul devine derrière l'obséquiosité de son entourage le pousse à se raidir dans ses intentions les plus controversées. Plus on voudrait le faire céder sur un point et plus il s'y cramponne. Quand un événement semble lui donner tort, sa première réaction n'est pas de modifier sa politique, mais de renvoyer les collaborateurs qui l'ont appliquée. Il estime que, si quelque chose doit changer en Russie, ce n'est pas lui, puisqu'il est, par définition, infaillible, mais ses conseillers du moment, coupables d'avoir mal interprété sa pensée. Au début de 1801, il croit, de remaniement en arbitrage, avoir enfin constitué, autour de son trône, l'équipe idéale. A côté du jeune Nikita Panine, vice-chancelier aux brillants états de service, il y a l'excellent Fedor Rostoptchine, président du collège des Affaires étrangères, qui coiffe l'activité du vice-chancelier et le fait profiter de son expérience diplomatique, puis l'amiral de Ribas, napolitain d'origine, devenu haut fonctionnaire russe, et surtout le baron Pierre von der Pahlen, né en Courlande, qui a poursuivi sa carrière de disgrâce en réhabilitation et en promotion, jusqu'à gagner la sympathie de Koutaïssov, et même celle, entière et définitive, de Sa Majesté. Gratifié du titre de comte, honoré de la croix de Saint-André et de Saint-Jean de Jérusalem, cet homme énergique et froid semble avoir été conçu pour triompher des situations les plus inextricables.

Cependant, alors que le tsar pense avoir recruté en sa personne le meilleur serviteur de son règne, Pahlen a, dans les salons de la belle Olga Jerebtsov, sœur de Platon Zoubov, l'ancien favori de Catherine II, des conciliabules secrets avec Nikita Panine et l'amiral de Ribas. A la mort de ce dernier, les entretiens clandestins de Pahlen et de Panine continuent en tête à tête. Mais Pahlen se sent de plus en plus exposé, car, selon ses renseignements, le vent a tourné et des mesures d'épuration politiques se préparent. En effet, peu après, Nikita Panine doit abandonner son poste de vice-chancelier chargé des Affaires étrangères et reçoit, sans explication, l'ordre de se retirer dans ses terres.

Resté seul sur la brèche, Pahlen se dit que son tour de vider les lieux est peut-être pour demain. Il rêvait de fomenter un complot pour écarter Paul Ier du pouvoir sans effusion de sang, et voici que la plus élémentaire prudence lui conseille d'y renoncer. Mais il n'est pas homme à lâcher le morceau avant d'y avoir planté les dents. Puisque les autres membres de la conspiration se défilent ou sont exilés, il doit les remplacer à lui seul et redoubler de zèle pour mieux berner Sa Majesté. Chaque fois qu'une occasion de dévouement se présente, il ne manque pas de l'utiliser pour affirmer sa soumission. Son fils, qui sert dans l'armée, ayant été mis aux arrêts pour une faute bénigne, il se garde bien de solliciter sa grâce et déclare à l'empereur, ému par tant de grandeur d'âme : « Sire, vous avez fait un acte de justice qui sera nécessaire au jeune homme ! » Or, c'est ce genre de réponse que Paul souhaiterait entendre de la part de tous les Russes qu'il a châtiés « pour leur bien ». Immédiatement, il abandonne ses dernières préventions contre ce collaborateur, ennemi des passe-droits et grand serviteur de la monarchie absolue. Pour récompenser Pahlen, il lui confie la direction des Postes, celle du collège des Affaires étrangères et le bombarde gouverneur général de Saint-Pétersbourg. Désormais, Pahlen tient dans ses mains les principaux leviers de la politique impériale. Profitant de ses nombreuses prérogatives, il suggère à Paul de démontrer l'étendue de sa générosité en octroyant l'amnistie à tous les officiers et fonctionnaires mis en congé ou exilés depuis quatre ans. Un acte de cette nature symboliserait, dit-il, la réconciliation du « tsar orthodoxe » avec ses sujets quelles que soient leurs erreurs passées. Il serait perçu par la foule comme un écho à la bonté du Christ envers les pécheurs repentis. Ebloui par cette perspective mystico-politique, Paul prend aussitôt un décret autorisant le retour dans leurs foyers de tous les réprouvés pour fautes de service. Du jour au lendemain, des cortèges de « revenants », partis des quatre coins du pays, convergent vers la capitale. Il y a de tout dans cet étrange exode à l'envers : des aristocrates opulents roulant carrosse, de modestes officiers voyageant dans des diligences rustiques, des hommes ruinés par la perte de leur emploi et se traînant à pied, une besace sur l'épaule. En les voyant passer dans les villes et les villages, le menu peuple s'émerveille de la sagesse de l'empereur qui, après avoir montré sa sévérité d'autocrate, montre sa mansuétude de chrétien.

Paul a donné des instructions pour que la plupart de ses victimes retrouvent leurs places dans les régiments et les administrations. Toujours soucieux d'étonner le monde par ses initiatives, il oublie que cette mesure de clémence lui a été soufflée par Pahlen et s'en proclame l'unique instigateur. En vérité, il éprouve autant d'amusement à absoudre par surprise qu'à condamner sans raison. Pour l'instant, il se réjouit d'entendre les rapports de Pahlen, selon lesquels la Russie, émue par ce pardon généreux, chante à l'unisson les louanges de son maître.

La réalité est tout autre, et Pahlen le sait mieux que quiconque. En dépit de la promesse impériale, la majorité des « revenants » n'a pu ni réintégrer ses fonctions, ni rentrer en possession de la totalité de sa fortune. Ceux que Paul a graciés ne l'ont été qu'en théorie. Ils sont réhabilités, mais non dédommagés. Loin de lui savoir gré de ce sauvetage tardif, ils ont regagné Saint-Pétersbourg en maudissant celui qui les en avait chassés. Aigris par des années de privations, ils ne songent qu'à se venger des sanctions qui les ont injustement frappés. Le premier soin de Pahlen est de prendre contact avec les plus résolus parmi ces transfuges revendicateurs. En les interrogeant, il constate qu'il a eu raison de compter sur eux pour le soutenir dans son action. Comme il le prévoyait, croyant se faire des amis en passant l'éponge sur leurs fautes, Paul n'a réussi qu'à accroître le nombre de ses adversaires. Avec patience, avec astuce, Pahlen s'applique à exploiter leur mécontentement souterrain. A mots couverts, il rappelle devant eux tous les espoirs déçus, toutes les carrières brisées, et évoque la possibilité de fomenter une révolution de palais pour renverser Paul au profit d'Alexandre. Afin de le seconder dans cette besogne d'assainissement public, il choisit son ancien camarade Bennigsen, d'origine allemande. Victime du despotisme impérial, ce colosse au visage de marbre est réputé pour son courage, son sang-froid et son habileté tactique. Pahlen s'abouche également avec les trois frères Zoubov, qui ont connu leur heure de gloire sous le règne précédent et l'ont payée de la réprobation systématique du souverain actuel. Dans le dessein de pourrir davantage la situation autour du tsar, Pahlen conseille à Platon Zoubov, amant de feu l'impératrice, de demander à Koutaïssov la main de sa fille. Flatté dans sa vanité de parvenu, l'ancien barbier de Sa Majesté se voit déjà allié, grâce au mariage de son enfant, avec la très noble famille du dernier favori de la tsarine. Pour faciliter la conclusion de l'affaire, il intervient auprès de Paul et l'incite à jeter un regard bienveillant sur la tribu des Zoubov, de retour dans la capitale. A l'instigation de Koutaïssov, le prince Platon Zoubov et le comte Valérien Zoubov sont nommés chefs honoraires des deux corps de cadets ; le comte Nicolas Zoubov retrouve sa charge de grand écuyer et reçoit vingt autres avantages.