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A peine remis en selle, les Zoubov, aiguillonnés par l'infatigable Pahlen, recrutent parmi les officiers de la garde tous ceux qui ont à se plaindre peu ou prou de l'empereur. La majorité de ces conspirateurs en herbe ne se soucient guère de politique, mais s'insurgent contre la discipline à la prussienne qui leur est imposée sans discernement. A de rares exceptions près, ils se rebellent contre leur souverain à la façon d'écoliers chahuteurs qui voudraient changer de maître parce que le leur les mène à la baguette. Certains cependant nourrissent des griefs plus précis à l'égard de l'empereur, soit qu'ils aient été frappés par lui à coups de canne devant le front des troupes, comme le prince géorgien Yachwill, soit que, comme le chevalier-garde Borozdine, ils aient été punis de forteresse pour avoir trop souvent invité à danser Mme Gagarine, la favorite. Tandis que les Zoubov s'occupent de gagner l'adhésion de ces quelques militaires rancuniers, Pahlen vise plus haut et cherche des sympathisants parmi les principaux généraux en service dans la capitale. Tour à tour, il approche Talyzine, commandant le régiment Préobrajenski, plusieurs officiers du régiment Semionovski, Ouvarov, commandant les chevaliers-gardes et surtout les deux frères Argamakov, dont le cadet est à la tête d'un bataillon du Préobrajenski et dont l'aîné remplit les fonctions d'« adjudant de la place » au château Michel, ce qui lui permet d'y pénétrer à toute heure du jour pour présenter son rapport à Sa Majesté. D'autres officiers de première importance ne tardent pas à rejoindre le noyau des « durs ». Ils sont bientôt une cinquantaine qui tiennent des réunions secrètes. Dans la fumée des pipes et le tintement des verres de punch, on se répand en reproches à l'encontre d'un monarque borné et ingrat. Une seule question est à l'ordre du jour : comment en finir au plus vite ?

Pour assurer le succès de l'entreprise, Pahlen estime indispensable d'obtenir l'assentiment tacite de l'héritier. L'année précédente, Nikita Panine avait tenté auprès de celui-ci une démarche préliminaire. Pour convaincre Alexandre, il lui avait démontré qu'il n'y avait, de la part de ses amis, aucune intention criminelle. La révolution de palais envisagée par eux devait se borner à prier Paul de renoncer au pouvoir en faveur de son fils aîné. Dans le manifeste d'abdication, l'empereur expliquerait sa décision par le besoin de se reposer d'une longue fatigue. Or, dès les premières allusions de son visiteur, Alexandre s'était renfermé dans la méfiance et avait invoqué la piété filiale pour refuser d'en entendre davantage. Est-ce là son dernier mot ?

En l'absence de Nikita Panine, encore retenu en province, Pahlen juge, à présent, qu'il a le devoir de revenir à la charge pour fléchir l'obstination du grand-duc. Son attachement à la cause de la monarchie lui commande d'ouvrir les yeux d'Alexandre sur la responsabilité qu'il prendrait en laissant son père continuer une politique suicidaire pour la Russie. Après tout, quand une famille entière risque de périr par la faute d'un père qui n'a plus sa raison, le devoir du fils aîné est de l'empêcher, par tous les moyens, de nuire à la communauté. On ne demande pas autre chose à l'héritier légitime de la couronne. Qu'il laisse faire la basse besogne par ses fidèles. Tout se passera sans violence. Alors que Pahlen affûte ses arguments, un événement inespéré survient pour étayer sa plaidoirie.

Le prince Eugène de Wurtemberg, neveu de l'impératrice Marie Fedorovna, arrive en visite privée à Saint-Pétersbourg. Il a treize ans, mais son assurance et sa grâce en remontreraient à des courtisans chevronnés. Le tsar s'entiche du gamin et déclare à la ronde : « Savez-vous que ce petit drôle a fait ma conquête ? » Les racontars filant bon train, on murmure maintenant à la cour que l'empereur est si féru de son charmant neveu germanique, qu'il s'est mis en tête de lui faire épouser sa fille, Catherine, et qu'il va, du coup, le désigner comme son héritier à la place d'Alexandre. Il irait même, pour briser toute résistance, jusqu'à faire emprisonner les autres membres de sa famille. Ce qui paraîtrait invraisemblable de la part d'un autre souverain ne saurait étonner personne de la part de l'hurluberlu couronné qui dirige la Russie. Sans même vérifier le bien-fondé de ces rumeurs, Pahlen s'empresse d'en communiquer l'essentiel à Alexandre. La révélation est si brutale que la soumission du grand-duc aux volontés paternelles en est ébranlée. Pour hâter son acceptation, Pahlen lui cite l'exemple du prince héritier du Danemark qui, en 1774, s'est fait proclamer régent après avoir destitué son père, Christian VII, atteint de folie. De toute façon, affirme Pahlen, il ne serait nullement question, dans le cas présent, de porter atteinte à la vie, ni même à la dignité, de Paul Ier. Il s'agirait simplement de le convaincre d'abdiquer dans les règles et de se retirer à la campagne, dans un château de son choix, en compagnie de son épouse Marie Fedorovna, ou de sa maîtresse, Anne Gagarine ou des deux à la fois. Délivré de ses charges actuelles, trop lourdes pour ses épaules, il pourrait reconstituer, dans cette nouvelle résidence, l'atmosphère prussienne de son cher Gatchina. En somme, Pahlen demande à Alexandre de ne se mêler de rien et de lui laisser les mains libres. Quoi qu'il advienne, le fils n'aura pas trempé dans un complot contre le père. Une fois l'affaire terminée, l'un et l'autre auront la conscience tranquille.

Comme Alexandre tergiverse encore, le subtil et tenace Pahlen agite devant lui la menace d'une brusque colère du tsar, frappant non plus seulement le grand-duc héritier, mais toute sa famille. Il affirme savoir de source sûre que Sa Majesté vient de signer un décret autorisant l'arrestation de tous ses proches, si l'un d'eux était reconnu coupable de menées subversives. Allant plus loin, il dit avoir entendu l'empereur s'écrier, dans un mouvement d'exaspération contre son entourage : « Sous peu, je me verrai obligé de faire tomber des têtes qui me sont chères ! » Que faut-il de plus au grand-duc héritier pour se résoudre, comme le lui recommandent ses vrais amis, à fermer les yeux sur ce qu'on s'apprête à accomplir pour le bien de la Russie ? Traite-t-on un chirurgien de criminel lorsqu'il opère un malade d'une tumeur maligne ? Ne doit-on pas, au contraire, l'encourager pour que la main tenant le scalpel ne tremble pas ?