A demi convaincu, Alexandre ne dit toujours ni oui, ni non, et Pahlen ne sait plus qu'inventer pour enfoncer cette résistance élastique. Or, quelques jours après l'inauguration en grande pompe des salons du château Michel, Pahlen est convoqué par l'empereur, à sept heures du matin. Sa Majesté le reçoit dans son cabinet de travail et son visage, aux traits crispés, présage une explication orageuse. Ayant fermé la porte à clef, il foudroie son visiteur d'un regard inquisitorial et lui demande, tout à trac : « Monsieur le comte, vous étiez ici en 1762 ? — Oui, Sire, reconnaît Pahlen. — Avez-vous participé au complot qui a coûté à mon père le trône et la vie ? » Sans se démonter, Pahlen répond : « Votre Majesté, j'ai été un témoin du coup d'Etat, mais pas un de ses acteurs. J'étais très jeune. J'avais un grade modeste dans la cavalerie. Je suivais mon régiment à cheval, ne sachant pas ce qui se passait ni dans quel but. Mais pourquoi ces questions ? » Dans les yeux du tsar, brille soudain la lueur haineuse des mauvais jours : « Pourquoi ? gronde-t-il. Parce qu'on veut refaire 1762 ! » A ces mots, Pahlen se sent tout à coup démasqué, confondu. Il se demande qui l'a dénoncé et si ses complices sont déjà en prison. Sur le point de céder à la panique, il se ressaisit et, jouant le tout pour le tout, annonce tranquillement : « C'est vrai, Sire, on le veut, je le sais et je fais partie de la conspiration. — Comment cela ? Que me dites-vous là ? bégaie le tsar, suffoqué de colère. — La vérité, Sire, réplique Pahlen imperturbable. Je fais partie de la conspiration, et je ne puis faire autrement, car comment voulez-vous que je sache ce qu'ils ont l'intention d'entreprendre si je ne fais pas semblant d'être des leurs ? Mais ne soyez pas inquiet : vous n'avez rien à craindre. J'ai entre les mains toutes les ficelles du complot ; bientôt vous saurez tout4. » Et Pahlen accompagne cette promesse d'un rire de connivence qui achève de rassurer son interlocuteur. Le tsar est convaincu : avec ce gaillard-là à ses côtés, et Araktcheïev, relégué pour l'instant à la campagne mais prêt à accourir au premier signal, il ne risque rien ! Néanmoins, il donne l'ordre de doubler les sentinelles autour du château et de décommander les réceptions officielles.
D'ailleurs personne, à Saint-Pétersbourg, ne semble pressé de participer de nouveau aux festivités de la sinistre résidence impériale. Malgré d'ultimes aménagements, les lieux sont encore à peine habitables. Comme l'humidité persiste dans les salles immenses et froides, on applique des lattes de bois contre les murs et les domestiques entretiennent un feu d'enfer dans les poêles pour dissiper la buée. Réfugiés dans cette prison superbe et inhospitalière, les proches de l'empereur attendent, tels des condamnés en sursis, les dernières décisions de leur maître. Ils ne savent ni ce qu'ils doivent craindre ni ce qu'ils peuvent espérer. Dans ce climat étouffant, la tsarine, Marie Fedorovna, s'efforce en vain de garder un minimum de dignité. Elle n'est plus ni épouse, ni impératrice, ni même mère. Sa vie se borne à souffrir dans l'ombre d'un mari, qui, non seulement ne veut plus d'elle, mais, en vérité, ne veut plus rien de personne. Le cœur gros, elle écrit à une confidente : « Notre existence n'est pas gaie, car notre cher maître ne l'est pas du tout. Il porte dans son âme un fond de tristesse qui le mine ; son appétit en souffre ; il ne mange plus comme ci-devant et le sourire est rare sur ses lèvres5. » Cette mélancolie angoissée s'insinue, avec la pluie et le froid, dans tous les esprits de la capitale. « Le temps même est étrange, note un contemporain ; il fait sombre sans cesse, des semaines passent sans qu'on voie le soleil ; on n'a nulle envie de sortir de chez soi. D'ailleurs, les sorties ne sont pas sans danger. On dirait que Dieu s'est détourné de nous. »
Alors que Pahlen se pose encore des questions sur la date optimale de l'intervention, on apprend que la puissante escadre britannique, commandée par Parker et Nelson, vient de bombarder Copenhague et s'apprête à contrôler toute la Baltique. Devant la probabilité d'une action d'envergure contre Saint-Pétersbourg, les conjurés n'hésitent plus. Alexandre lui-même pense que son père devrait abdiquer avant que les navires anglais ne menacent directement la capitale. D'accord avec lui, Pahlen choisit la nuit du 9 au 10 mars 1801 pour se glisser dans le palais et convaincre le tsar de se retirer de la scène. Cette date est la meilleure qui soit, puisqu'elle correspond au tour de garde, dans la demeure impériale, du régiment Semionovski dont Alexandre est le chef. Certes, le grand-duc ne donnera aucune consigne précise à ses hommes et ne paraîtra pas au moment crucial, mais il a reçu la parole du gouverneur général de Saint-Pétersbourg, le comte von der Pahlen, que tout se passera en douceur et cette promesse lui suffit. A ce stade de la machination, Pahlen ne décèle qu'un seul point noir : le retour d'Araktcheïev que Paul vient de rappeler après l'avoir relégué à la campagne. Cet homme fourbe et violent est capable de tout compromettre par excès de zèle ou par bêtise. Afin de se prémunir contre ce danger, Pahlen ordonne aux sentinelles des barrières d'interdire l'entrée de la ville après le crépuscule à tout individu non muni d'un permis signé de sa main. En outre, il disperse dans les rues des policiers habiles à identifier et à coffrer les suspects. Or, tout en se disant confiant dans le dévouement de Pahlen, Paul reste sur le qui-vive. Un jeu subtil s'organise entre les poseurs de pièges et le gibier impérial. Aux ruses prises par les conspirateurs pour faire aboutir leur complot répondent les précautions prises par le tsar pour le faire échouer. Plusieurs fois par jour, il va vérifier la bonne tenue et la discipline de la garde qui veille aux portes du château Michel. Les officiers dont, hier encore, il était sûr, lui paraissent aujourd'hui déloyaux. Croyant voir des traîtres partout, il ne se doute pas que son pire ennemi, c'est lui-même.
1 Répugnant.
2 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier.
3 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.
4 Récit de P.A. Pahlen reproduit dans les Mémoires du comte Alexandre Langeron.
5 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier. Citation tirée d'un manuscrit de K.P. Kovalevski : Après la mort de Paul Ier.
XI
LES IDES DE MARS
Le dimanche 10 mars 1801, le tsar, souffrant toujours de mélancolie hypocondriaque, décide de secouer sa mauvaise humeur en offrant à sa famille et à quelques intimes un concert au château. On n'a pas à chercher bien loin l'interprète qui charmera l'assemblée : ce sera la maîtresse de Koutaïssov, la jolie chanteuse française, Mme Chevalier. Elle a un visage agréable, des manières coquettes et une voix de cristal. Mais, malgré ses vocalises et ses regards engageants, Paul demeure renfrogné et comme absent pendant l'intermède musical. En quittant la salle de concert pour passer à table avec ses invités, il s'arrête devant son épouse, croise les bras sur sa poitrine, et, prenant le masque habituel de ses colères — sourcils froncés, prunelles en billes, narines dilatées et lèvres tordues dans un rictus haineux —, il souffle tel un bœuf au bout du sillon que vient de tracer la charrue. Transie de peur, Marie Fedorovna attend les reproches, les réprimandes, les insultes, mais, déjà, Paul s'éloigne d'elle et, se tournant vers Alexandre et Constantin, répète pour eux sa mimique de fureur muette. Tout au long du souper, il garde ce faciès grimaçant et n'ouvre la bouche que pour engloutir du vin et de la nourriture.