Après le repas, il est d'usage, en Russie, que les convives remercient leur hôte pour la civilité de son accueil. Lorsque les membres de la famille impériale s'approchent du tsar afin de lui rendre cet hommage traditionnel, il les repousse d'un geste brusque, les balaie d'un regard furibond, se lève de sa chaise et quitte la salle à grands pas, sans prononcer un mot ni saluer personne. L'impératrice fond en larmes. Ses fils la consolent. En baisant les mains de sa mère, Alexandre se dit qu'elle, du moins, dans son humiliation silencieuse, le comprendra et l'approuvera quelle que soit l'issue du complot imaginé par ses partisans.
Le lendemain, 11 mars, le caractère atrabilaire de Paul se manifeste dès le matin, pendant la relève de la garde. Mécontent de la tenue relâchée des hommes et du manque d'autorité des gradés, il menace de les exiler tous dans des pays lointains « où les corbeaux mêmes ne retrouveront pas leurs os ! » On redoute que le reste de la journée ne soit une succession de remontrances et de sanctions, mais brusquement une éclaircie se produit dans le cerveau de Paul. Oubliant ses récentes colères, il se montre aimable envers son entourage et, au cours du souper qui réunit dix-neuf invités en plus des grands-ducs, des grandes-duchesses, de l'impératrice et de lui-même, il s'extasie devant la finesse d'un nouveau service de porcelaine. Contemplant une assiette, dont le décor représente le château Michel, il s'exclame avec une joie enfantine : « C'est le plus beau jour de ma vie ! » Puis, comme Alexandre, abîmé dans ses pensées, songe avec angoisse au coup d'Etat qui se prépare pour la nuit, le tsar s'étonne de son apathie et demande en français, par-dessus la table : « Qu'avez-vous, ce soir, Monseigneur ? » Craignant d'être percé à jour, Alexandre se trouble et balbutie : « Sire, je ne me sens pas très bien... — Eh bien ! grogne le tsar, consultez un médecin et soignez-vous ! Il faut toujours arrêter les indispositions dès qu'elles commencent pour les empêcher de devenir des maladies sérieuses ! » Sur ce, plantant ses yeux dans les yeux de son fils, il lève son verre et ajoute, gaillard : « A l'accomplissement de vos souhaits ! »
A neuf heures et demie du soir, sitôt le dessert avalé, nouveau changement de visage : Paul se lève le premier et, subitement assombri, sort de la salle dans un mouvement impétueux, tandis que toute l'assemblée, derrière lui, se fige dans une expectative inquiète. D'un pas rapide, il passe devant les sentinelles pétrifiées, se heurte dans l'antichambre de ses appartements privés au colonel Sabloukov, commandant le détachement, et lui dit en français, à brûle-pourpoint : « Vous êtes tous des jacobins ! » Nul n'ignore que, dans la bouche de l'empereur, le qualificatif de jacobin équivaut à l'accusation d'être un suppôt de la révolution, symbolisée par la guillotine. Ainsi interpellé, Sabloukov perd la tête et bredouille : « Oui, Sire ! » Agacé, Paul précise sa pensée : « Pas vous, mais le régiment ! » Revenu de sa surprise, Sabloukov réplique : « Passe encore pour moi, Sire, mais vous vous trompez en ce qui concerne mon régiment ! » Il lui a fallu beaucoup de courage pour faire cette réponse honnête à Sa Majesté. Paul se campe devant lui, et redresse sa petite taille dans son uniforme vert bleuâtre à parements et collet rouges. Ses cheveux sont poudrés et nattés comme ceux de ses soldats. Il est un des leurs. Un Prussien. Le fantôme du Grand Frédéric. Mais son faciès, au nez écrasé, à la lippe simiesque, n'appartient à aucun pays. Avec un ricanement supérieur, il s'écrie, en russe, cette fois : « Je sais mieux que vous à quoi m'en tenir au sujet de votre régiment ! Renvoyez vos hommes ! » Un ordre de Sa Majesté ne se discute pas. Docile, Sabloukov commande : « Par file à droite, marche ! » Quand les soldats du piquet de garde se sont éloignés, Paul se radoucit et, abandonnant l'usage du français, déclare en russe, à l'officier stupéfait, qu'il a décidé de transférer le régiment des gardes à cheval en province parce qu'il le juge inapte à servir dans la capitale. Toutefois, il promet de faire une exception pour l'escadron de Sabloukov qui sera, lui, cantonné à Tsarskoie-Selo. Comme ses consignes ne souffrent aucun délai, il exige que toutes les unités concernées soient prêtes à se mettre en route, dès quatre heures du matin, vers les casernes qui leur seront indiquées entre-temps. Se demandant s'il doit ou non obéir à ces instructions extravagantes, Sabloukov claque des talons, salue et se retire. Après son départ, Paul avise deux laquais du château, habillés en hussards, et leur enjoint de se mettre en faction devant l'entrée de ses appartements à la place des sentinelles qu'il a renvoyées. « Vous allez rester ici cette nuit ! » leur dit-il. Et il entre dans sa chambre, suivi de son petit chien Spitz, qui s'impatiente, frétille de la queue et aboie sur ses talons.
Cependant, sa journée n'est pas finie. Malgré l'heure tardive, il monte par l'escalier dérobé chez sa maîtresse, Anne Gagarine, bavarde quelques minutes avec elle, rédige à la volée des ordres bizarres, prescrivant une inspection parmi les élèves de l'Ecole des cadets ou invitant son ambassadeur à Berlin, le baron de Krüdener, à intervenir pour que la Prusse déclare immédiatement la guerre au Hanovre, province que l'Angleterre est sur le point de s'approprier par de louches manœuvres diplomatiques. En se dépensant ainsi dans le vide, il cherche à se persuader de son importance et presque de son existence. C'est en se jetant de tous les côtés à la fois, en dérangeant le plus de gens possible, qu'il justifie le mieux, pense-t-il, sa présence sur terre. Le seul fait d'avoir apposé sa signature, ce soir, sur plusieurs documents officiels, lui donne l'impression de n'avoir pas perdu son temps. Satisfait de lui, il prend congé de sa maîtresse sans l'avoir autrement importunée, redescend dans sa chambre, ferme sa porte à clef, se déshabille et se couche.
Allongé sous ses couvertures, il a de la peine à s'assoupir. Au milieu de son premier sommeil, un cauchemar le visite. Il se croit engoncé dans un épais manteau qui l'étouffe. Rouvrant les yeux, il se rassure. La chambre est calme, avec ses meubles précieux, ses tableaux aux lourds cadres dorés, sa belle tapisserie des Gobelins, offerte jadis par Louis XVI : un souverain qui a eu moins de chance que lui ! Paul le plaint rétrospectivement. Mais le roi de France était un faible, un naïf. Il a mérité son sort, puisqu'il n'a pas su tenir tête aux exigences de la racaille. Peu après cette brève méditation, l'empereur se rendort sur son lit de camp, étroit et dur, un lit de militaire. Sa Majesté n'en a jamais voulu d'autre. Il est près de minuit.
A une heure, les principaux conjurés se rendent, par petits groupes, à travers la nuit pluvieuse, chez le général Talyzine, commandant le régiment Préobrajenski. Il loge dans un superbe appartement dépendant de la caserne et contigu au palais d'Hiver. Dans le vestibule, les nouveaux arrivants confient aux domestiques leurs capes, leurs tricornes et frottent leurs mains engourdies par le froid. Puis, ils s'engagent dans l'escalier d'honneur et se présentent dans les salons aux lustres brillamment éclairés, mais dont les rideaux ont été tirés par mesure de précaution. Là, toutes les armes de l'empire figurent dans un glorieux amalgame d'épaulettes, d'aiguillettes, de médailles et de galons. Gardes à cheval, chevaliers-gardes, grenadiers, dragons, artilleurs, on jurerait que chaque régiment de Saint-Pétersbourg a délégué un de ses meilleurs officiers pour participer au complot. Le champagne déborde des verres. Une légère ivresse enflamme les visages et altère les voix. Pour la centième fois, on porte des toasts au futur souverain que nul n'ose encore nommer mais que tous vénèrent dans leur cœur. Les frères Zoubov distillent les dernières nouvelles. Selon eux, Araktcheïev, que Paul a rappelé d'urgence de son exil, aurait été arrêté, sur l'ordre de Pahlen, aux abords de la ville. Il ne gênera donc pas le déroulement des opérations. Le moment est venu de sauter le pas. Qu'attend-on encore ?