Soudain, la porte s'ouvre à deux battants et Pahlen apparaît, suivi du général Bennigsen. On les entoure avec une avidité respectueuse. D'emblée, Pahlen déclare : « Nous sommes entre nous, messieurs, et nous nous comprenons. Etes-vous prêts ? Nous allons boire une coupe de champagne à notre nouveau souverain. Le règne de Paul Ier est fini. Ce n'est pas l'esprit de vengeance qui nous guide, mais nous voulons mettre un terme aux humiliations inouïes et à la honte de la patrie. Nous sommes des Romains. Nous savons tous la signification des ides de mars... Toutes les précautions sont prises. Le concours de deux régiments de la garde et celui du grand-duc Alexandre nous est acquis. » Profitant d'un bref silence entre deux phrases de l'orateur, une voix avinée pose la question qui est sur toutes les lèvres : « Et si Paul résiste ? » Sans se démonter, Pahlen répond : « Vous savez, messieurs, que, pour faire une omelette, il faut casser des œufs. » Comme personne ne contredit cette observation de bon sens, Pahlen passe à l'examen pratique des méthodes de l'expédition. Les officiers présents sont répartis en deux groupes : l'un placé sous le commandement de Pahlen lui-même, l'autre sous celui de Platon Zoubov et de Bennigsen. Les détachements des régiments Semionovski et Préobrajenski, prévenus dans l'intervalle, ont déjà quitté leurs casernes respectives et se dirigent vers le château Michel dont ils sont censés assurer la garde. On leur expliquera, le moment venu, ce qu'ils auront à faire.
La nuit est glaciale, humide, traversée de rafales de pluie et de neige. Le pas cadencé de la troupe résonne sourdement dans les rues, entre les maisons dont toutes les fenêtres sont éteintes. Inconscients du cataclysme qui se prépare, les honnêtes gens dorment dans Saint-Pétersbourg et dans toute l'étendue de l'empire de Paul Ier. Aux abords du champ de Mars, le bruit des bottes en marche épouvante une compagnie de corbeaux qui s'envolent en croassant. Des murmures s'élèvent parmi les grenadiers. Seraient-ils superstitieux ? Le colonel qui les conduit s'écrie : « Eh quoi, mes braves, vous n'avez pas tremblé devant l'armée française et quelques corbeaux vous feraient peur ? » Cependant, il semble que l'inquiétude des hommes persiste. Ce ne sont pas les corbeaux qui les effraient, plutôt l'air mystérieux de leurs supérieurs. Sans doute même ont-ils entendu parler de la sombre affaire qui se mijote. En arrivant devant l'enceinte du château, Platon Zoubov et Bennigsen constatent que Pahlen et ses soldats ne sont pas au rendez-vous. N'ont-ils pas été interceptés et désarmés en cours de route ? La réussite tient à un cheveu. Chaque minute perdue profite à l'adversaire. Sur l'ordre de leur chef, les gaillards du Semionovski encerclent l'énorme bâtisse qui se dresse, de tout son poids, dans les ténèbres. Les frères Zoubov et Bennigsen, suivis de quelques officiers, se dirigent vers le pont-levis latéral et donnent le mot de passe au responsable du poste de garde dont la complicité leur est acquise. Aussitôt, le pont-levis s'abaisse en silence, livrant passage aux conspirateurs. Ils se faufilent, à pas de loup, dans la place et, selon l'itinéraire qu'ils ont préalablement étudié, grimpent, par un escalier en colimaçon, jusqu'au premier étage, vers la bibliothèque qui sert d'antichambre aux appartements impériaux. Au lieu du piquet de gardes à cheval que Paul a cru habile de renvoyer, il n'y a là que deux laquais somnolents, en uniformes de hussards. En apercevant ces visiteurs intempestifs, l'un d'eux pousse le cri d'alarme. Mais il s'écroule aussitôt, fauché par un coup de sabre. L'autre, légèrement blessé, détale sans demander son reste.
Ce remue-ménage, derrière la cloison, réveille Paul. Dans un éclair de lucidité, il prend la mesure du danger qui le menace. Il faudrait fuir. Mais pour aller où ? Se cacher. Mais comment ? Il pense à se réfugier auprès de sa femme. Malheureusement, elle a l'habitude de se barricader dans sa chambre depuis qu'ils ont cessé d'avoir des rapports sexuels. Et, s'il a lui-même fermé à clef l'autre porte, celle qui donne sur l'antichambre, il sait qu'un coup d'épaule suffirait à l'enfoncer. Pris de panique, il saute à bas du lit, se glisse derrière un paravent à dessins espagnols posé devant la cheminée, s'accroupit dans cet abri dérisoire, rentre la tête et implore Dieu de ne pas l'oublier. Les battements de son cœur font un bruit à ébranler la maison. Sans doute la vision de Pierre le Grand, qu'il a eue jadis sur la place du Sénat, lui revient-elle en mémoire. Il se souvient des paroles prophétiques du fantôme : « Pauvre Paul ! Je veux que tu ne t'attaches pas trop à ce monde, car tu n'y resteras pas longtemps. » Ce qui le révolte, au milieu de son angoisse, c'est l'idée qu'il n'a pas mérité une fin aussi misérable. Mais tout n'est peut-être pas perdu ! Peut-être que, s'il se montrait à ses prétendus justiciers, s'il leur expliquait la stupidité de leurs griefs, s'il plaidait sa cause devant eux, il saurait les convaincre. Non, ils ne l'écouteraient pas davantage qu'il n'a écouté ses propres victimes quand elles tentaient de lui prouver leur bonne foi. La sagesse lui commande de rester dans sa cachette. Avec un peu de chance, ces canailles galonnées se lasseront de tempêter, de crier et iront le chercher ailleurs.
Or, voici que la porte cède dans un craquement. Des pas précipités vont et viennent autour de Paul. Il n'est plus chez lui. Personne pour le défendre. A demi mort de peur, il entend les hommes qui furètent dans la chambre, toussent, grognent, déplacent des meubles. Certaines voix lui sont familières. Il reconnaît celle de Pahlen. Le général félon, dont le dévouement lui semblait naguère irréprochable, s'exclame avec dépit : « L'oiseau s'est envolé ! » Mais Bennigsen, s'étant approché du lit de camp vide et ayant tâté les draps, conclut cyniquement : « Le nid est encore chaud ! L'oiseau ne doit pas être loin ! » Et il se dirige vers le paravent. Avant que Paul ait pu prononcer un mot, esquisser un geste, Bennigsen repousse le frêle écran de tapisserie. Le tsar apparaît, ratatiné, livide, en toilette de nuit, pieds nus, un bonnet de coton sur la tête. Les yeux écarquillés d'effroi, il découvre, en face de lui, ce groupe d'officiers aux visages d'ivresse et de crime. La plupart d'entre eux, il les a vus à la parade ou dans les salons. Ils étaient alors plats comme des punaises. Des hommes de rien ! Et ce sont eux qui osent s'en prendre au tsar de toutes les Russies ? Indigné par tant d'outrecuidance, Paul n'a même pas la force d'appeler au secours. Il voudrait convoquer dans sa tête, pour le soutenir, tous les souverains victimes de la folie populaire ou des conspirations de palais. De Pierre III à Louis XVI, de Jacques III d'Ecosse à Henri IV de France, de Jules César à Gustave III de Suède, ils sont légion. Hélas ! leur impuissance, aujourd'hui comme hier, est absolue. Tel un malfaiteur pris la main dans le sac, le tsar balbutie : « Que me voulez-vous ? Que faites-vous là ? — Vous êtes arrêté, Sire », répond Bennigsen. Il parle si calmement qu'on le croirait inconscient de l'énormité de ses propos. Sur le point d'éclater en sanglots, Paul cherche encore à intimider cette bande de conspirateurs à l'âme noire et à la poitrine constellée de décorations. « Arrêté ? arrêté ? marmonne-t-il. Qu'est-ce que cela veut dire ? » Un instant décontenancés, les officiers semblent évaluer les conséquences de l'acte de lèse-majesté qu'ils sont en train de commettre. Ils se regardent en silence. Devinant leur hésitation, Pahlen intervient et annonce, sur un ton neutre, comme s'il récitait une leçon : « Nous venons, au nom de la patrie, prier Votre Majesté d'abdiquer. La sécurité de votre personne et un entretien convenable vous sont garantis par votre fils et par l'Etat. » A son tour, Bennigsen prend la parole : « Votre Majesté ne peut plus gouverner des millions d'hommes. Vous les rendez malheureux. Vous devez abdiquer. Nul ne veut attenter à votre vie. Je suis là pour vous défendre. Soumettez-vous au destin, signez l'acte d'abdication. » On pousse l'empereur, tel un somnambule, vers la table, quelqu'un étale devant lui le document de renonciation rédigé par avance, un autre lui tend une plume. Mais subitement, dans un réveil d'orgueil ancestral, Paul se raidit. Ce n'est pas lui qu'on veut chasser du trône de Russie, mais tous les tsars d'autrefois, de Michel Fedorovitch à Pierre III, en passant par Pierre le Grand. Dût-il braver la volonté de tout un peuple, il ne signera pas. Il n'est pas né pour obéir. D'une voix de bête blessée, il rugit : « Non, je ne souscrirai pas à ceci ! »