Inconscient du complot qui se trame dans l'ombre, le petit Paul, âgé de huit ans, continue de partager son temps entre des études fastidieuses, conduites par des instructeurs déférents, et des batailles rangées, entre soldats de bois, sur un coin de table. Si quelque propos bizarre, échappant à son entourage, lui effleure les oreilles, il refuse d'y prêter attention. Les affaires des grandes personnes ne le concernent pas. Du moins pas encore. Et cependant, certains soirs, il a conscience qu'un orage approche.
Or, voici qu'à l'aube du 28 juin 1762, il est réveillé en sursaut par l'arrivée de Nikita Panine dans sa chambre. Houspillant les servantes ahuries, celui-ci leur ordonne d'habiller immédiatement leur jeune maître. Mais, elles sont si lentes dans leurs mouvements que Panine, agacé, demande qu'elles se contentent de chausser Son Altesse, et de lui jeter un manteau sur les épaules. A demi vêtu et son bonnet de nuit sur la tête, l'enfant est conduit dehors par ses domestiques.
Panine l'aide à se hisser dans la berline qui les attend tous deux. Encore ensommeillé, Paul interroge son gouverneur sur les motifs de cet enlèvement. Pendant que la voiture roule dans les rues de Saint-Pétersbourg, Panine le met au courant, en quelques mots, de la situation dans la capitale. Sans bien comprendre la portée historique de l'événement, Paul apprend que, dans les heures précédentes, tandis que son père faisait un séjour de repos à Oranienbaum, sa mère, aidée par un groupe d'amis, a quitté Peterhof, où elle résidait de son côté, s'est rendue à Saint-Pétersbourg, et y a soulevé plusieurs régiments mécontents de leur souverain. Ayant ainsi gagné à sa cause les meilleurs éléments de la garde impériale, elle s'est présentée à la bénédiction de l'archevêque dans la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan ; puis, traversant une ville délirante de joie, elle s'est installée au palais d'Hiver où elle attend l'hommage du peuple et des diplomates étrangers. C'est à ce rendez-vous solennel que Nikita Panine conduit son pupille dans le brouillard du petit matin. A mesure qu'ils avancent, la foule, dans les rues, augmente et des cris fusent de toutes parts. Sont-ce des acclamations ou des invectives ? Vaguement effrayé, Paul se blottit contre son accompagnateur impassible. Dès leur arrivée sur les lieux du rassemblement, ils sont engloutis par la cohue des courtisans qui se pressent dans les salles et dans les escaliers. Avec angoisse, Paul reconnaît, dans cette assemblée chamarrée et murmurante, nombre de visages qu'il a aperçus le jour où la tsarine Elisabeth agonisait dans sa chambre. Ne s'agit-il pas encore de la cérémonie funèbre des derniers adieux ? Ne va-t-on pas lui annoncer la mort de sa mère, ou, du moins, sa maladie ? Mais non, un chambellan à l'air jovial lui ménage un chemin entre des dignitaires respectueux. Et soudain, au milieu d'eux, il découvre sa mère. Elle est là, vivante, rayonnante, altière, rajeunie. Elle lui tend les bras et, au lieu de l'inviter à s'asseoir auprès d'elle, se dirige, en le tenant par la main, vers une fenêtre grande ouverte. En contrebas, s'étale une marée humaine. A la vue de Catherine et de son fils, un millier de gosiers hurlent : « Vive Catherine ! Vive notre petite mère Catherine ! Vive le tsarévitch ! » Des salves d'artillerie répondent aux vociférations du peuple. Epouvanté par cette allégresse tonitruante, Paul se serre contre le flanc de sa mère, et les acclamations redoublent. Au bout d'un moment, ayant eu sa dose d'ovations, Catherine salue, d'un geste gracieux de la main, ses bruyants admirateurs et se retire dans ses appartements. Tandis qu'aux abords du palais d'Hiver les vivats continuent, elle prie Nikita Panine de reconduire son fils au palais d'Eté. A nouveau séparé de sa mère, Paul voudrait savoir pourquoi son père n'assistait pas, lui aussi, à cette manifestation de ferveur patriotique. Prudent, Nikita Panine répond que Sa Majesté l'empereur se trouve sans doute retenu à Oranienbaum par des affaires importantes mais que son retour ne saurait tarder. En fait, ce vieux routier de la politique a déjà compris que Catherine n'est nullement attirée par la solution de la régence et que, Pierre III n'ayant pas encore abdiqué, le coup d'Etat n'est qu'à moitié réussi.
Ce sera chose faite le lendemain, 29 juin 1762. Chevauchant de nuit à la tête des régiments gagnés à sa cause, Catherine se rend droit à Oranienbaum. Sous la menace d'une intervention armée, elle exige de son mari une abdication sans condition. Devant les émissaires de sa femme, Pierre III, saisi de panique, sanglote, supplie et finit par signer l'acte de renonciation au trône. Nikita Panine lui précise, au nom de Catherine, qu'il aura la vie sauve, mais qu'il sera interné au château de Ropcha, non loin de Saint-Pétersbourg. Une semaine plus tard, le 6 juillet, Catherine publie un manifeste annonçant à la fois son avènement et l'abdication de Pierre III. Or, le soir même, elle reçoit un billet d'Alexis Orlov, qu'elle a chargé de surveiller son mari prisonnier. En quelques phrases maladroites, il lui apprend qu'une dispute a éclaté entre Sa Majesté et les gardiens et que l'empereur, frappé d'un mauvais coup pendant la bagarre, en est mort subitement, au regret de tous. Révoltée par l'issue sanglante d'une aventure qu'elle aurait voulue pacifique, Catherine n'en est pas moins soulagée d'être débarrassée d'un rival qui, à la longue, aurait pu devenir encombrant. Pour couper court à toutes les rumeurs, elle proclame que Sa Majesté Pierre III a succombé à une « crise de coliques hémorroïdales ». Nul n'est dupe de cette version apaisante, mais tout le monde l'accepte afin de ne pas compromettre les chances de succès de la nouvelle souveraine, que l'on sait résolue à faire oublier les erreurs de son époux.
Le petit Paul, lui aussi, feint de croire que sa mère n'est pour rien dans la tragique disparition de son père. Et cependant, un doute le ronge. Toujours le même : ce père qu'il n'aimait pas et qui s'occupait si peu de son fils avait pourtant avec lui d'étranges ressemblances ! Le goût des parades, de l'uniforme, du commandement, le besoin de surprendre par un coup de tête et même de blesser ceux qu'on aime par un accès de méchanceté gratuite. Avec sa mère, en revanche, il semble à l'enfant qu'il n'a aucun point commun. On dirait une étrangère. Elle est si lucide, si raisonnable, si autoritaire et si gaie à la fois que, selon les moments, Paul ne sait s'il doit l'admirer, la détester ou la craindre.
La dépouille de Pierre III est transportée au couvent Alexandre-Nevski où elle reste exposée quelques jours. Mais les honneurs funèbres se bornent là, le défunt étant un souverain déchu. Ni Catherine ni Paul n'assistent aux obsèques. Bien qu'il ne comprenne pas grand-chose aux subtilités de la politique, l'enfant subodore que sa mère l'a écarté du trône puisque au lieu d'être simple régente elle s'est fait attribuer tous les pouvoirs. D'ailleurs, pour plus de précaution, elle a décidé de se faire couronner en toute hâte à Moscou. Contrairement à Pierre III qui a négligé, pendant des mois, d'être sacré empereur par l'Eglise, elle fixe la date de la cérémonie : ce sera le 22 septembre 1762. Paul doit être de la fête. Mais il tombe malade en arrivant dans la capitale des tsars et ne peut participer au triomphe de la nouvelle impératrice. Tout au plus entend-il les acclamations de la foule accourue pour saluer l'entrée de Catherine II dans l'enceinte du Kremlin.
Revenu à Saint-Pétersbourg, et encore assourdi par le son des cloches et les hourras de la multitude, Paul se réjouit surtout à l'idée que, malgré de nombreuses mutations dans le personnel du palais, Catherine lui a gardé comme gouverneur le sage et bienveillant Nikita Panine. Elle l'a même élevé au rang de conseiller personnel. Au vrai, cette charge supplémentaire est si absorbante que Panine dispose de moins de temps qu'auparavant pour s'occuper de son pupille. Force lui est de s'entourer de quelques bons éducateurs pour le seconder dans sa tâche pédagogique. Au professeur d'origine allemande Aepinus, qui apprend les mathématiques à l'héritier du trône, il adjoint les écrivains Henri Nicolaï, François Laferrière et Levêque pour l'étude des littératures allemande et française, tandis que le meilleur théologien de l'époque, l'archimandrite Platon, futur archevêque, éveille l'enfant aux sublimes vérités de la religion. Enfin, un certain Tiéplov, spécialiste des questions politiques, devra initier le tsarévitch au fonctionnement des principales institutions de l'empire. Tout cet enseignement est supervisé par Panine, qui veille à ce qu'il soit dispensé dans un esprit aussi russe que français et qu'il prépare l'élève à devenir, le moment venu, un autocrate éclairé, soucieux du bonheur de ses sujets et ennemi de la fraude, de l'injustice et du favoritisme.