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Tandis que les années s'écoulent et qu'elle accumule les réussites en triomphant des Turcs, en conquérant la Crimée, ou en signant une convention avec l'Autriche et la Prusse pour le partage de la Pologne, elle ne perd pas de vue l'idée du mariage de son fils, enfin déniaisé, et qui va sur ses dix-huit ans. C'est un jeune homme de taille moyenne, aux traits réguliers, à l'abord sympathique, mais au regard changeant, tantôt caressant et tantôt agressif. Les diplomates étrangers qui l'ont approché en parlent comme d'un personnage aimable, certes, bien que mal dégrossi. « L'éducation du tsarévitch est complètement négligée, mande, le 27 août 1773, M. Durand, chargé d'affaires de France ; il n'y a aucun moyen d'y porter remède, à moins que la nature ne fasse un miracle... La santé et la moralité du grand-duc sont définitivement ébranlées1. » Peu importe ! Aux yeux de Catherine, son « garçon », avec toutes ses singularités de caractère, est un parti de rêve pour une jeune fille bien née.

Tout en attendant avec anxiété le choix de sa mère, Paul trompe son impatience en s'épanchant devant son nouvel ami, un jeune noble de son âge, l'élégant et brillant comte André Razoumovski. Jamais il n'a connu, auprès d'un autre confident, cette impression de communion virile et de sécurité absolue. « Vous avez déjà opéré un miracle d'amitié en moi, lui écrit-il, puisque je commence à renoncer à mes anciennes défiances ; mais, mon ami, il faut que vous persévériez avec moi, car vous allez contre une habitude de dix années et vous combattez ce que la crainte et la gêne ont enraciné en moi2. » Deux mois plus tard, il insiste : « J'ai passé mon temps dans l'accord parfait avec tout ce qui m'environne [...] Je me suis conduit avec égalité et modération [...]. J'ai fait des réflexions sur moi-même et je suis parvenu à chasser ces inquiétudes et ces soupçons qui me rendaient la vie bien dure3. » Depuis qu'il a l'âge de raison, il n'a cessé de critiquer, en silence, la conduite honteuse de sa mère qui collectionne les amants et les couvre d'or pour leurs exploits au lit. Le dernier en date, Grégoire Orlov, a droit, de la part de Paul, à une haine qui ressemble à de la jalousie. Il le traite en secret d'imbécile infatué et de parvenu. Comment sa mère, qui choisit si mal ses favoris, pourrait-elle lui choisir une épouse selon son cœur ?

Devinant la hâte de son benêt de fils, Catherine entreprend de sonder toutes les cours d'Europe pour dénicher la fiancée idéale. D'après les instructions qu'elle donne à ses enquêteurs, celle-ci n'a pas besoin d'être une beauté. Elle doit avoir assez d'instruction pour faire illusion dans une conversation mondaine, sans toutefois faire étalage de son savoir afin de ménager la susceptibilité de ses interlocuteurs. En général, plus elle sera soumise plus elle aura de chances d'être agréée. Muni de ces recommandations, le baron d'Ausselbourg, expert en tractations matrimoniales, se met en campagne dans la haute société germanique. Après des consultations approfondies, il estime que le tsarévitch peut compter sur les bonnes dispositions de trois princesses de Hesse, d'une princesse de Saxe-Gotha et de la princesse de Wurtemberg, toutes de confession protestante et de réputation irréprochable. A l'appui de ses rapports, il envoie à Saint-Pétersbourg les portraits des candidates. Tenu au courant de ces enchères politico-sentimentales, le grand-duc s'enflamme. Mais Catherine prend son temps. Enfin, après avoir sollicité le conseil de Frédéric II, le grand pourvoyeur en fiancées de la Russie, elle se décide pour l'une des trois plus jeunes filles du landgrave de Hesse-Darmstadt. Ce sera soit Wilhelmine, soit Amalie, soit Louise. Elles n'ont qu'à venir ensemble, avec leur mère, et on verra sur place laquelle des trois convient le mieux. En attendant le verdict, les postulantes perfectionnent chez elles leur connaissance du français, langue de l'élite en Europe, apprennent les danses à la mode et se familiarisent avec les usages de la cour. Comme les préparatifs du voyage traînent en longueur, le grand-duc piaffe. « Vous vous souvenez avec quelle espèce de peur j'envisageais l'arrivée des princesses, écrit-il à son ami André Razoumovski. Eh bien, c'est avec la plus grande impatience que je les attends présentement. Je me suis fait un plan de conduite que j'ai exposé hier au comte Panine et qu'il a approuvé. »

Or, c'est précisément André Razoumovski que la tsarine a chargé d'aller au-devant des invitées, à la tête d'une flottille de quatre bateaux. Il les accueillera et les transportera avec leurs bagages et leur suite. André Razoumovski commande la frégate Saint Marco, à bord de laquelle s'installent les demoiselles et leur mère. Le charme de ses manières et de sa conversation conquiert les voyageuses. Après une traversée paisible et presque joyeuse, elles se rendent au château de Gatchina pour être présentées à l'impératrice. Chacune des trois candidates fait la révérence devant Catherine II et lui baise la main. Admis enfin à voir le triple objet de sa convoitise, Paul, ébloui, n'hésite pas : c'est la blonde et espiègle Wilhelmine qu'il veut pour femme. Et, conclusion inespérée, Catherine lui dit qu'elle l'approuve. Aussitôt, il songe avec angoisse à ce qui se serait passé si elle avait fait un autre choix. Aurait-il eu l'audace de lui tenir tête ? Ou aurait-il accepté d'épouser une jeune fille qui ne le séduisait pas pour la seule raison qu'elle plaisait à sa mère ? Dans son for intérieur, il admet que, dans un cas pareil, toute révolte eût été vaine et il se félicite que, pour une fois, son opinion rejoigne celle de Sa Majesté.

Le 18 juin 1773, l'impératrice demande officiellement à la landgrave de Hesse-Darmstadt la main de sa fille, Wilhelmine, pour son fils, le grand-duc Paul. Mais, avant de procéder au mariage, il est nécessaire que la future grande-duchesse se convertisse à l'orthodoxie, et son père, le landgrave de Hesse, qui est resté dans son pays, s'insurge de loin contre cette abjuration de la foi protestante. Arguant de sa propre expérience, Catherine affirme que le passage d'une religion à l'autre ne constitue en rien un reniement, puisque, dans toutes les Eglises chrétiennes, les fidèles prient le même Dieu et que, quand deux êtres s'aiment, le Ciel est toujours prêt à éclairer leur union. Cette dernière objection étant levée, le 15 août, la princesse Wilhelmine est reçue dans le giron de l'Eglise orthodoxe et prend le nom de Nathalie. Le jour suivant, on annonce solennellement ses fiançailles avec le grand-duc Paul. Cette proclamation donne le signal des réjouissances. De bals en banquets et en spectacles, on célèbre à la fois le bonheur des fiancés et les nouvelles victoires remportées sur les Turcs, qui ont eu l'absurde idée de repartir en guerre contre la Russie. Le 29 septembre 1773, le mariage du grand-duc Paul et de la grande-duchesse Nathalie est béni, en grande pompe, en la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan. Des salves d'artillerie et des carillons d'allégresse saluent l'événement. Le philosophe Diderot, qui vient de débarquer à Saint-Pétersbourg, sur l'invitation de l'impératrice, s'imagine naïvement que c'est pour honorer son arrivée que la ville pavoise et tire le canon. Une fois détrompé, il sourit de sa méprise et se joint à ceux qui souhaitent joie, prospérité et nombreuse progéniture au couple princier.