La distance à parcourir dépassait les deux cents kilomètres avec sept jours de marche consécutifs et fatigants.
Le petit groupe partit accompagné de plus de cinquante chrétiens de Pouzzoles qui suivirent l'ex-rabbin jusqu'au Forum Appio, sur des chevaux résistants, montant une garde complaisante aux véhicules des troupes et des prisonniers. Dans cette localité éloignée de Rome d'une quarantaine de milles, les premiers représentants des disciples de l'Évangile attendaient l'apôtre des gentils dans la ville impériale. C'étaient des anciens émus, entourés de quelques compagnons généreux qui auraient presque porté l'ex-rabbin dans leurs bras. Jules ne savait pas comment déguiser sa surprise. Jamais il n'avait voyagé avec un prisonnier aussi prestigieux. Du Forum Appio, la caravane se dirigea vers un site nommé « les Trois Tavernes », accrue maintenant d'un grand véhicule qui transportait les vieux Romains, toujours encerclée de cavaliers forts et bien disposés. Dans cette région, singulièrement nommée, vu le nombre de ses auberges, d'autres véhicules et de nouveaux amis attendaient Paul de Tarse avec de sublimes démonstrations de joie. L'apôtre, maintenant, contemplait les régions du Lacio rempli d'émotions douces et paisibles. Il avait l'impression d'accoster dans un monde différent de son Asie pleine de combats acerbes.
Avec l'autorisation de Jules, le personnage le plus représentatif des anciens romains s'est assis près de Paul, en cette joyeuse fin de voyage. Le vieux Apollodore, après s'être assuré de la sympathie du chef de cohorte pour la doctrine de Jésus, était devenu plus vif et plus précis dans ses échanges verbaux répondant ainsi aux questions bienveillantes de l'apôtre des gentils.
Vous venez à Rome à la bonne époque - souligna le vieil homme sur un ton résigné - ; nous avons l'impression que nos souffrances pour Jésus vont être multipliées. Nous sommes en 61, mais voilà déjà trois ans que les disciples de l'Évangile ne cessent de mourir dans les arènes du cirque au nom de l'auguste Sauveur.
Oui - lui dit Paul de Tarse attentif. - Je n'avais pas encore été arrêté à Jérusalem que j'ai entendu parler des persécutions indirectes faites à l'égard des adeptes du christianisme par les autorités romaines.
Ils sont nombreux - a ajouté l'ancien - ceux qui ont donné leur sang lors des spectacles homicides. Nos compagnons sont tombés par centaines aux huées du peuple inconscient, déchiquetés par les fauves ou sur les poteaux de martyre...
Le centurion, très pâle, a demandé :
Mais comment cela peut-il être ? Y a-t-il des mesures légales qui justifient ces actes criminels ?
Et qui pourrait parler de justice dans le gouvernement de Néron ? - a répliqué Apollodore avec un sourire de sainte résignation. - Encore dernièrement, j'ai perdu un fils aimé dans ces horribles carnages.
Mais, comment ? - a repris le chef de la cohorte surpris.
Très simplement - a expliqué le petit vieux - : les chrétiens sont conduits aux cirques du martyre et de la mort comme esclaves fautifs et misérables. Comme il n'existe encore pas de motif légal qui justifie de telles condamnations, les victimes sont considérées comme des captifs qui méritent les supplices extrêmes.
Mais il n'existe pas un homme politique au moins qui puisse démasquer ce vil sophisme ?
Presque tous les hommes .d'État honnêtes et justes sont en exil, sans parler de tous ceux qui ont été induits au suicide par les préposés directs de l'Empereur. Nous croyons que la persécution déclarée aux disciples de l'Évangile ne tardera pas beaucoup. La mesure a été retardée rien que grâce à l'intervention de quelques dames converties à Jésus qui ont tout fait pour la défense de nos idéaux. Sans cela, peut-être que la situation serait plus pénible encore.
Nous devons renoncer à nous-mêmes et prendre la croix - s'exclama Paul de Tarse, comprenant la sévérité des temps en question.
Tout cela est très étrange pour nous autres -réfléchit Jules avec justesse -, car nous ne voyons pas de raison à une telle tyrannie. La persécution des adeptes du Christ qui travaillent à la formation d'un monde meilleur est un contresens quand grandissent de toute part tant de groupes de malfaiteurs qui devraient souffrir d'une répression légale. Sous quel prétexte est mis en œuvre ce mouvement malicieux ?
Apollodore réfléchit un moment et répondit :
On nous accuse d'être des ennemis de l'État à miner les bases politiques avec des idées subversives et destructrices. Le concept de la bonté du christianisme laisse place à de nombreuses interprétations erronées des enseignements de Jésus. Les Romains bien nantis, les hommes illustres, ne tolèrent pas l'idée de la fraternité humaine. Pour eux l'ennemi est un ennemi, l'esclave un esclave, le misérable, un misérable. Il ne leur vient pas à l'idée d'abandonner, le temps d'un instant, le festin des plaisirs faciles et criminels pour réfléchir à l'élévation du niveau social. Ils sont rares ceux qui s'inquiètent des problèmes de la plèbe. Un patricien charitable est montré du doigt avec ironie. Dans une telle ambiance, les plus démunis trouvent en le Christ Jésus un Sauveur bien-aimé, et les avares un adversaire à éliminer pour que le peuple ne nourrisse pas d'espoirs. Ces circonstances étant, nous pouvons imaginer le progrès de la doctrine chrétienne parmi les affligés et les pauvres, sachant que Rome a toujours été un énorme char de triomphe mondain conduit par des bourreaux autoritaires et tyranniques, entouré d'une foule affamée qui ramassent les restes qui traînent. Les premiers prêches chrétiens sont passés inaperçus, mais quand la masse populaire a démontré comprendre la portée élevée de la nouvelle doctrine, les luttes acerbes commencèrent. Du culte libre lors de ses manifestations, le christianisme est devenu rigoureusement surveillé. La rumeur disait que nos groupes pratiquaient les sortilèges et la sorcellerie. Puis, lorsqu'il y eut de petites rébellions d'esclaves dans les nobles palais de la ville, nos réunions de prières et de bienfaits spirituels furent interdites. Les rassemblements furent dissous par la force. Vu les garanties dont jouissent les coopératives funéraires, nous nous sommes mis à nous réunir tard dans la nuit au sein des catacombes. Encore que nos groupes de prières aient souvent été découverts par les partisans de l'Empereur, souffrant alors de lourdes tortures.
Tout cela est horrible ! - s'exclama le centurion atterré - et ce qui me surprend c'est qu'il y ait des fonctionnaires disposés à exécuter des ordres aussi injustes !...
Apollodore a souri et a souligné :
La tyrannie actuelle justifie tout. Ne détenez-vous pas vous-même un apôtre prisonnier ? Même si je reconnais que vous êtes pour lui un grand ami.
La comparaison du vieil et vif observateur fit légèrement pâlir le centurion.
Oui, oui - murmura-t-il, cherchant à se justifier.
Paul de Tarse, néanmoins, reconnaissant la position et l'embarras de son ami vint à son secours en clarifiant :
En vérité je n'ai pas été incarcéré par méchanceté ou par fourvoiement des Romains ignorants le Christ Jésus, mais par mes propres frères de race. D'ailleurs, tant à Jérusalem qu'en Césarée, j'ai trouvé la plus sincère bonne volonté des préposés de l'Empire. Dans tout cela, mes amis, les injonctions au service du Maître prépondèrent. Pour le succès indispensable à leurs efforts dignes de rémission, les disciples ne pourront pas marcher en ce monde sans les marques de la croix.
Les interlocuteurs se sont regardés satisfaits. L'explication de l'apôtre venait complètement élucider le problème.
Le grand groupe a atteint Alba Longa où un nouveau contingent de cavaliers attendait le valeureux missionnaire. À partir de là et jusqu'à Rome, la caravane a avancé plus lentement, vivant des sensations de joie sublimes. Profondément ému, Paul de Tarse admirait la beauté singulière des paysages qui se dévoilaient à ses yeux tout le long de la voie Appienne. Quelques minutes encore et les voyageurs atteignaient la porte Capène où des centaines de femmes et d'enfants attendaient l'apôtre. C'était un tableau impressionnant !